La main gauche de Lynch
Ami lecteur, je vais te confier un secret. Chaque jour, une fois par jour, offre-toi un cadeau. Ne le planifie pas, ne l’attends pas, mais laisse-le advenir. Ça peut être une sieste en milieu d’après-midi, une bonne tasse de café bien chaud, ou la lecture d’une page de Pacôme Thiellement.
par Aurélien Lemant
S’«Il n'y a rien de pire qu'une connaissance dont on ne sait rien faire. D'inutile, elle devient vite nuisible.», comme l’écrivait Maurice G. Dantec dans Villa Vortex, ce ne sont certes pas les lecteurs de Pacôme Thiellement qui prétendront le contraire : celui-ci, en bon spinoziste, a justement fait de la connaissance le socle de son bonheur possible, et ce à travers chacune de ses œuvres publiées. La « maladie interprétative » qui affecte depuis longtemps le prolifique essayiste n’est pas seulement contaminatrice. Ses corpuscules activent l’imaginaire et la méditation, jusqu’à la création, par mutation des souches, de nouvelles pathologies. Pour le plus grand bonheur de quiconque lit Thiellement jusqu’au bout, car il s’agit d’un affect joyeux, de ceux qui, on le sait depuis L’Ethique, rendent les êtres plus grands. C’est ce qu’a compris un autre spinoziste, Laurent de Sutter, lui qui a édité aux P.U.F l’ouvrage de Pacôme Thiellement Trois essais sur TWIN PEAKS, un essai transformé. Et transformant.
Revenant à Twin Peaks 25 ans après, invoquant scénaristes, personnages et fantômes, l’écrivain lance son investigation sur la totalité englobante qui tient lieu de crime scene : la télévision elle-même, en tant que médium et en tant que meuble. Au cœur de son récit, il est l’heure de s’interroger sur la disgrâce d’un réalisateur dont la filmographie est exactement sectionnée en deux à compter de son entrée dans le monde du petit écran, il est temps de comprendre pourquoi « l'anticosmisme lynchéen se transforme en misanthropie [et] son antinomisme en paranoïa » depuis LOST HIGHWAY, c'est-à-dire... juste après TWIN PEAKS – FIRE WALK WITH ME : « (…) si les trente ans qui séparent son premier et son dernier film à l'heure actuelle montrent une cohérence parfaite dans la vision du monde représenté, ils creusent également une faille presque sismique concernant le statut de l'humanité ». Qu’est-il arrivé au citoyen Lynch ?
Sub rosa
« L’art est dangereux. On ne se confronte pas impunément au réceptacle de magie noire le plus puissant de son époque comme si de rien n’était. » Le réceptacle de magie noire est ici la télévision, « “monde de l’âme” du capitalisme » auquel s’est âprement confronté le cinéaste David Lynch. Comme dans ses livres précédents, tel un gardien de prison prestidigitateur qui dissimulerait les clefs de votre cellule dans vos poches de pantalon, Pacôme Thiellement ensemence son propos de rares et invisibles fragments de phrases d’autres écrivains, minuscules formules magiques jadis négligées, comme par lui détourées du grimoire, et que le subconscient ré-assemble dans son propre dos.
Si décrypter, c’est extraire de leur cachette les signes et les mots qu’ils forment, alors, debout devant la vision – plutôt qu’assis devant la télé –, le lecteur voit s’avancer vers lui la citation initiale du chamane Artaud, au génie déjà insufflé ailleurs, dans d’autres pages de Thiellement. « Les asiles d’aliénés sont des réceptacles de magie noire, conscients et prémédités », sifflait le poète, et voilà que nous savons dans quoi nous pouvons être jetés à notre tour. La télévision est cet asile d’aliénés masqué par l’énoncé ; y est interné tout artiste dont la volonté fut insuffisante à sauver sa création, son monde. Ici, une ville imaginaire et sa cosmogonie, habitants, oiseaux et revenants. Au lecteur de se pencher pour identifier, puis ramasser, les miettes de livres ainsi semées sur le chemin spirituel du commentateur, chemin qui s’insinue entre les prisons de l’âme et ses jardins, et en suggère la géographie occulte. C’est à l’intérieur, c’est de l’intérieur, que ça se passe. Quelle que soit la porte poussée, n’entrez pas sans but, sans parfait désir.
Lectio divina
Dans le dédale ainsi pénétré, Pacôme Thiellement, dédoublé en autant d’interprétateurs qu’il a de lectures, et autant de visages qu’il a de lecteurs en retour, tient moins lieu de guide que de détective : s’il est rappelé que « les meurtres de Bob apparaissent comme des événements auxquels tous les personnages sont émotionnellement reliés, mais sans qu’aucun ne soit capable d’en enrayer le processus », l’auteur a pour seule tradition de pratiquer la technique inverse (1) sur son corps d’étude, à savoir mettre à jour ces événements et ces liens émotionnels par le biais de l’analyse et de l’analogie, pour nous en faire pleinement saisir le processus, à défaut de l’enrayer – ça, ce sera plus tard notre tâche de lecteurs. Nul ne devrait dans ces conditions s’étonner, encore moins se gausser, de voir cohabiter dans un même paragraphe Marsile Ficin et les Cocteau Twins. Car les rapports et comparaisons effectués dans cet ouvrage, « soit l’occurrence simultanée de deux événements ne présentant pas de lien de causalité, mais dont l’association prend un sens unifié au regard de celui qui le perçoit » sont (n’est-ce pas là le dessein de l’essayiste lui-même ?) le moment de nous transformer, par opposition aux gardiens du savoir, en agents de la connaissance : quand les trois premiers essais de Pacôme Thiellement, typiquement carrolliens, visaient à nous édifier comme armée pour le rétablissement de l’ordre des fées, cette nouvelle tentative lynchienne, de même que celle que l’auteur avait consacrée à Led Zeppelin (2), nous chantent déjà les mots qui permettront à cette armée de lecteurs de passer à l’acte. Mutation des souches. Quel épisode secret de TWIN PEAKS êtes-vous ?
N.O.V.A
Poursuivant ses intuitions (comme Richard Meltzer les siennes à l’encontre de Marc-Aurèle et des Beatles dans les années 1960, ou Greil Marcus à propos des Sex Pistols et Saint-Just vingt ans plus tard), l’écrivain convoque le hors-champ, tout ce qui n’est pas immédiatement perceptible, ce qui est de l’ordre du tu ou du subreptice, et le fait apparaître dans le pentacle de la manifestation tracé par ses essais précédents – fugacement : il ne faut pas trop vite épuiser la bête ainsi arrachée à son néant. Mais suffisamment longtemps pour que l’on puisse voir en l’incantateur Thiellement un « renouvellement de la figure de l’enquêteur » littéraire ; en ce sens, ses approches font de lui un double temporaire de Dale Cooper, l’agent du FBI parti enquêter sur les mystères de Twin Peaks. Puisse-t-il s’introduire dans la loge blanche.
TWIN PEAKS, la série télévisée comme le film, Pacôme Thiellement dit quelque part les avoir vus pas moins de 77 fois chacun. S’il y a bien un trait commun aux enfants comme aux chercheurs, c’est ce plaisir de la redécouverte de ce que l’on connaît déjà par cœur, quand étude et obsession dessinent une quête, et que cette quête, ces miettes, conduisent à la station suivante : ici, voir une soixante-dix-huitième fois autrement. Regarder TWIN PEAKS comme si elle avait été écrite pour toi.
Pacôme Thiellement, Trois essais sur TWIN PEAKS, P.U.F 2018, Collection Quadrige, 208 pages, 10€.
(1) « C’est à partir de la détresse provoquée par la possibilité de toute chose à s’inverser, ou que toute proposition contienne en elle-même sa réversibilité, que se bâtit l’exploration des possibles contenus, retenus par l’inversion. Renversez et vous comprendrez, dit Balzac. », écrit déjà Pacôme Thiellement en 2002 dans Poppermost (Musica Falsa, page 47).
(2) CABALA, Led Zeppelin occulte, 2009, Hoëbeke.