SPETTERS (1980) — PAUL VERHOEVEN

« Le reste du monde n’existe pas », avec Cédric Calandraud, photographe

par Loris Hantzis

Fientje (Renée Soutendijk) dans Spetters (1980).

Fientje (Renée Soutendijk) dans Spetters (1980).

Tout se décide très tôt. Rester et tenter de construire quelque chose pour soi, ou partir. Comme partout mais surtout ici, monde rural, classe ouvrière. Reprendre le bar de son père, la pompe à essence, ou bien partir au Japon ou au Canada, loin, très loin de la banlieue de Rotterdam. Pour certains, « Le reste du monde n’existe pas » pour reprendre le titre du projet photographique de Cédric Calandraud sur la jeunesse rurale française actuelle. Pour d’autres, le reste du monde est tout ce qu’il y a, car ici, il n’y a rien.

Les images de Cédric Calandraud communiquent de façon frappante avec Spetters et établissent un lien étonnant entre deux jeunesses rurales pourtant éloignées temporellement et géographiquement, mais affectées par des problématiques similaires. Récipiendaire de la Bourse Laurent Troude 2020, le photographe nous accompagnera dans l’étude du film le plus extrême de Verhoeven, mais aussi, peut-être, du plus humaniste et dont l’universalité le fait résonner ici, en France, en 2021.

La discothèque du coin

Au foot en 1998, les trois jeunes héros néerlandais des années quatre-vingts préfèrent le motocross. Ils idolâtrent Gerrit Witkamp, leur Zidane, et rêvent, comme tous les gamins français rêvaient de jouer la prochaine Coupe du Monde, de suivre ses pas. Dans sa peinture adolescente, Verhoeven ne montre pas des anges, ses protagonistes sont racistes, homophobes – moins Gus van Sant, plus Larry Clark de Kids. Chacun a sa famille, ses problèmes, mais tous se retrouvent le week-end au motocross où il est enfin possible de briller, de se démarquer : « Au début de mon enquête, lorsque je photographiais les jeunes garçons sur le terrain de motocross, l’un d’eux m’a dit « Quand on vient ici, le reste du monde n’existe pas. » Il y a ce sentiment de liberté qui est très fort dans cette phrase, et en même temps, ça introduit l’idée que cet ailleurs, l’autre monde, est loin et difficile d’accès pour nombre d’entre eux. »

Verhoeven aime filmer la vitalité de la jeunesse dans toute sa carrière hollandaise, une vitalité qui s’exprime principalement par le corps : le sexe, la danse, la vitesse, la violence, la bagarre. Une vitalité qui casse tout (le film se termine d’ailleurs sur un bar détruit dans une bagarre générale), les règles, les mœurs – Verhoeven étant lui-même comme possédé par cette énergie de la transgression, filmant les sexes en érection, une fellation homosexuelle non simulée et un viol en gang particulièrement atroce. Comme Turkish Délices, Katie Tippel et Le choix du destin qui mettaient autant en scène une quête d’insouciance que la perte inéluctable de cette dernière, Spetters accuse le coup beaucoup plus violemment. Des rêves sont brisés, et à la fin, le champion est toujours champion, et les aspirants en sont toujours au même point. « Le monde rural est aussi fait de concurrence forte, sur le marché de l’emploi pour décrocher « la bonne place » mais aussi sur le marché matrimonial puisque les filles sont plus nombreuses à partir que les garçons. Spetters illustre cela à travers l’incroyable personnage de Fientje (Renée Soutendijk) qui va passer d’un prétendant à l’autre dans le but d’améliorer sa condition.

« Partir ou rester, c’est une question totalement conditionnée par le milieu social d’origine, par le capital scolaire et économique de la famille. Les jeunes n’ont pas tous les mêmes moyens pour y répondre, pas tous les mêmes ressources. Aussi, il ne faut pas voir le départ comme la seule issue possible pour s’en sortir, comme la seule aspiration souhaitable. En fait, la plupart des jeunes aspirent à rester vivre et faire leur vie sur le territoire quand c’est possible. » En effet, aucun des membres du trio ne partira. « Un jour, je battrai mon père » répond le mécanicien lorsqu’on lui donne l’opportunité de tout quitter. Un dialogue magnifique qui induit l’idée qu’il préfère finalement rester et devenir un meilleur homme que son géniteur. Le dernier larron, quant à lui, vendra ses motos pour reprendre le bar du coin et y fonder un foyer avec Fientje dans une conclusion d’un romantisme amer, cynique peut-être, mais romantique quand même.

 Citations et photographies de Cédric Calandraud