PENSER DÉCONFINÉ 2/5 — CHAPEAU MELON ET BOTTES DE CUIR, REMONTONS LE TEMPS
Par Nicolas Tellop
Après sa séquence d’introduction, mystérieuse et insolite à souhait, l’épisode s’ouvre sur un carton d’invitation, mis en évidence sur un meuble : « INVITATION TO A GRAND HUNT BALL – We Request The Pleasure Of The Compagny Of Mrs. Peel ». La caméra glisse vers la gauche et découvre un escarpin argenté, délicatement posé sur un coussin rouge. Arrive précipitamment Emma Peel, très élégante (comme toujours), chaussée de l’escarpin jumeau. Elle s’assoit pour enfiler le soulier qui lui manquait, se saisit du carton et s’apprête à sortir, un sourire réjoui et pourtant déjà ironique sur le visage. Surgit alors de nulle part John Steed, qui lui prend le carton des mains, le retourne et laisse voir une tout autre inscription au verso : le traditionnel « We’re needed ».
Au fil de cette série intemporelle, véritable bijou de l’esthétique télévisuelle des sixties britanniques, chaque mission rivalise de surprises avec la précédente, réinvestissant les grands thèmes de l’imaginaire populaire avec inventivité et originalité.
Madame Peel, on a besoin de nous. Au fil de cette série intemporelle, véritable bijou de l’esthétique télévisuelle des sixties britanniques, chaque mission rivalise de surprises avec la précédente, réinvestissant les grands thèmes de l’imaginaire populaire avec inventivité et originalité – sans oublier un contrepied pop et postmoderne qui redistribue constamment les cartes de ce qui semblait acquis. De même que madame Peel découvre au début de chaque épisode le message de Steed, « We’re needed », dans des circonstances toujours plus invraisemblables, nous sommes invités de récit en récit à faire l’expérience d’une réalité illusionniste, trompeuse, déréglée, folle, que seuls le flegme ironique du dandy et l’impertinence mutine d’Emma nous permettent de dépasser.
Le titre de l’épisode n’en fait aucun mystère : il sera ici question de voyage dans le temps. Les deux agents font en effet face à une étrange organisation qui permet aux pires criminels d’échapper à leur époque pour trouver refuge dans le passé (le titre original est, fort à propos, « Escape in time »). Le procédé est aussi énigmatique que délicieusement psychédélique : le voyageur temporel entre dans une pièce spécialement aménagée pour la circonstance, et aussitôt il semble tomber dans un puits aux parois colorées et tournoyantes, dont le fond est baigné d’une lumière bleutée. Le voyageur se réveille ensuite au même endroit, mais à l’époque qu’il s’est choisie. Plusieurs fois, nous sommes témoins de cette chute dans le temps dont le principe a été inventé par le propriétaire des lieux, Waldo Thyssen – lequel n’a visiblement plus toute sa tête. Un dictateur sud-américain, Josino, profite de ses services : Steed le vérifie en observant une photographie du Derby d’Epsom de 1904, où Josino apparaît au milieu du public.
Mais le plus surprenant n’est pas cette incroyable technique capable de remonter le temps. La prise de contact de chaque candidat à l’évasion temporelle se fait dans les étroites ruelles aux échoppes bigarrées de Mackidockie Mews. Avant d’être pris en charge par l’organisation, le futur explorateur du temps doit effectuer un circuit invraisemblable dans le dédale des ruelles, vides à l’exception d’un épisodique contingent de bonnes sœurs qui complique toute filature. On passe d’un stand de peluches à une échoppe de barbier pour finir dans une boutique de décoration indienne et disparaître corps et biens au coin d’une venelle. Le décor de studio, magnifique, accentue le surréalisme de la séquence, trois fois répétée, qui s’apparente autant à une comédie musicale sans chanson qu’à un cartoon sans chute. Le manège des protagonistes est suivi en caméra portée, ce qui a son importance dans le sentiment d’onirisme et d’inquiétante mais réjouissante étrangeté propre à l’épisode.
Le titre de l’épisode n’en fait aucun mystère : il sera ici question de voyage dans le temps. Les deux agents font en effet face à une étrange organisation qui permet aux pires criminels d’échapper à leur époque pour trouver refuge dans le passé.
Dans l’espace de Mackidockie Mews ou dans les méandres du temps, il n’est donc question que d’évasion : un parcours tortueux, artificiel, en tout cas tout sauf naturel, qui permet aux criminels d’échapper à la justice de leur époque. Ce que raconte cet épisode en 1967 n’a rien perdu de son actualité en 2020. Ne sommes-nous pas, nous aussi, constamment « promenés » dans des trajectoires politiques d’autant plus tortueuses qu’elles ne se manifestent jamais autrement que dans le faux-semblant et le double discours ? « There is no substitute », clame une immense affiche publicitaire qui occupe tout un mur de Mackidockie Mews. Pourtant, l’affiche se déchire pour happer Emma Peel et la remplacer par un ersatz presque parfait. Il y a toujours un double-fond à notre environnement politique, un piège qui non seulement nous égare, mais nous dépossède de nous-mêmes, de nos libertés, de nos certitudes, de nos valeurs. Si l’espace matérialise le contenu retors des discours, des programmes, des réformes et des assertions péremptoires qui nous sont servis en guise de succédané démocratique, le voyage dans le temps symbolise à son tour l’immuable idéal poursuivi par nos dirigeants.
Pendant le confinement, au plus fort de la crise sanitaire, le gouvernement et le président en particulier n’ont cessé de tourner leurs regards vers un avenir qui devait se réinventer, la nécessité de rompre avec les mauvaises habitudes prises par le libéralisme, l’impératif changement réclamé par nos sociétés à bout de souffle. Et pourtant, à peine le déconfinement amorcé, le monde d’après à peine commencé, que nous nous sommes aperçus d’une absolue velléité à revenir au monde d’avant. Une des premières mesures prises par Emmanuel Macron consiste ainsi à proposer une prime d’achat pour tout véhicule neuf, électrique, hybride ou diesel – là où avant le confinement le diesel était accusé de tous les maux de l’écologie contemporaine. Macron, comme Josino, s’échappe dans le passé. Il ne fuit pas jusqu’au Derby d’Epsom, mais parie tout de même sur des valeurs sûres pour doper l’économie. Le monde d’avant, son consumérisme désinhibé, son mépris quant aux réalités environnementales… Plus que jamais, la politique nie le futur, elle prouve que pour elle il n’existe pas. Ne comptent que la fuite en arrière, la poursuite d’un idéal libéral déjà mort, la jouissance d’une vie révolue. Nos dirigeants sont des fugitifs temporels : incapables d’assumer le présent, inaptes à penser le futur, ils tentent de vivre dans le passé.
Plus que jamais, la politique nie le futur, elle prouve que pour elle il n’existe pas. Ne comptent que la fuite en arrière, la poursuite d’un idéal libéral déjà mort, la jouissance d’une vie révolue. Nos dirigeants sont des fugitifs temporels : incapables d’assumer le présent, inaptes à penser le futur, ils tentent de vivre dans le passé.
Dans l’épisode de Chapeau melon et bottes de cuir, le voyage dans le temps est en réalité un piège. Thyssen n’a rien inventé de tel, mais seulement un subterfuge qui en donne l’illusion à ses clients. Dès lors qu’ils lui ont versé une immense partie de leur fortune, il les tue. Ce faisant, il ne les trompe pas tant qu’il accède littéralement à leur souhait : vouloir vivre dans le passé, c’est vouloir mourir, c’est annuler le principe de la vie qui ne se conçoit qu’à travers un avenir.
« Remontons le temps » concrétise l’action des Avengers, dont l’influence est précisément temporelle. Par son élégance aristocratique et l’esprit dont il tire des traits toujours affutés, Steed incarne une figure d’intemporalité qui ne perd jamais de son actualité, insensible au passage des modes, des idéaux, des courants et des dogmes. Résolument moderne et (en conséquence) irréductible à quoi que ce soit, Emma Peel est la force active qui participe au même mouvement que son complice : le présent n’a pas de prise sur elle, de même que le passé, justement parce qu’elle est moderne, c’est-à-dire nouvelle. Un demi-siècle plus tard, elle reste d’une modernité sur laquelle les goûts n’ont aucun effet – pas seulement dans son look, mais aussi dans l’affirmation de son identité. Modèle d’émancipation féminine, elle trace aux côtés de Steed la trajectoire d’un affranchissement poétique à l’égard d’une réalité aux manœuvres à la fois trop démentes et trop médiocres. À chaque épisode, il s’agit de reconquérir la souveraineté d’un monde par l’élégance et l’esprit, un retournement d’une suprême ironie qui tend à résoudre le dérèglement du réel en provoquant l’écroulement de ses principes. Les Avengers ne participent pas à l’avènement d’un nouveau monde, de la même façon qu’ils n’ont pas vocation à préserver l’ancien ; ils instaurent le règne du monde tel qu’il devrait être : libre, hédoniste, décomplexé, joueur et bienveillant.
L’épisode s’ouvrait sur un escarpin argenté posé sur un épais coussin rouge, réactualisant la pantoufle de vair pour une Cendrillon d’un nouveau genre. Comme la plus célèbre héroïne des contes de fées, Peel s’apprêtait à se rendre au bal, mais l’affaire Thyssen l’en a empêché. Elle se retrouve, à la fin du récit, prisonnière du détraqué, habillée comme une courtisane du xviiie(robe à froufrou, décolleté vertigineux, mouche en feutre sur une pommette et perruque blanche) et les pieds nus entravés dans un carcan de bois. Une Cendrillon qui a mal tourné. Thyssen, lui, se prend pour un inquisiteur du xvie, épaulé par un bourreau cagoulé. Pris par son rôle, le méchant accuse la jeune femme d’être une hérétique, une prostituée, une sorcière. Madame Peel n’a qu’une réaction : elle éclate de rire, avec la franchise d’une petite fille, tout en agitant ses pieds de plaisir. « Vous devriez me voir dans 400 ans », fait-elle remarquer. Même si elle est encore soumise à son tortionnaire, elle est déjà victorieuse. La jouissance visible que lui procurent les insultes et les violences de Thyssen, ses pieds menus qu’elle agite avec délice, la suavité de son abandon dénué d’inquiétude : tout dans la scène renvoie à l’esthétique BDSM attachée au personnage depuis plusieurs saisons (en témoignent ses tenues de cuir et les corps à corps réguliers qu’elle pratique). Son rire incontrôlé confine à la knismolagnie, ce fétichisme sexuel associé au chatouillement. Telle la reine égyptienne Hatchepsout qui aimait se faire chatouiller les pieds par ses eunuques, Emma tire un plaisir sensuel, presque sexuel, fondamentalement déviant, algédonique, aux minables vexations de Thyssen. Cette Cendrillon des années 1960 n’aime rien tant que de se voir déchaussée, les pieds exposés aux pires supplices : car c’est là une subversion capable de renverser la force que le pouvoir cherche à exercer sur nous.
John Steed et Emma Peel, on a tellement besoin de vous.