Filles de joie — Frédéric Fonteyne & Anne Paulicevich

Sara Forestier.

Sara Forestier.

Entre-deux

Axelle, Dominique et Conso se retrouvent tous les matins sur le parking de leur cité pour prendre la route. De l’autre côté de la frontière, elles deviennent Athéna, Circé et Héra en se prostituant dans une maison close. Cette ligne de partage signifie plus qu’une double vie : elle dessine l’héroïsme tragique inscrit dans l’ordinaire de trois femmes. Frédéric Fonteyne et Anne Paulicevich construisent le récit d’une « dissidence », mais sans complaisance. Axelle, Dominique et Conso ne se racontent pas d’histoires. Il est de brutales libertés, mais se prostituer, c’est aussi un combat pour ne rien perdre de sa dignité. La frontalité des plans donne à voir l’absence de résignation de ces femmes devant les coups de la vie. Femmes recluses en ce lieu de « lits sans nom » (1), elles ne perdent rien de leur individualité. Aux hommes imaginant « châtier (leur) chair joyeuse » (2) et leur infliger « une blessure large et creuse » (3), elles opposent une marchandisation d’un corps qui vend de l’illusion. En témoigne la séquence d’une jouissance simulée par Dominique dans le salon, où toutes se retrouvent entre deux clients. Là, les rires partagés montrent à quel point la vie circule entre elles malgré tout ; d’ailleurs, « la première dissidence est la joie » (4). De même, l’exposition de leurs corps sans pudeur et de ce qui en eux se donne en augmente la présence. La crudité n’est pas un parti pris naturaliste, mais vivifie Filles de joie d’une beauté qui disparaîtrait dans le raffinement. Aucun filtre desséchant ne s’interpose entre le corps et son surgissement, entre la parole et son cri ou son charme. Le récit s’inscrit au vif du corps, car le corps est là où se déplace, se redessine sans cesse la frontière entre l’intériorité et l’extériorité, entre l’obscénité et la beauté, entre la violence et la douceur. Il s’agit de regarder ces héroïnes ordinaires surmontant leur détresse en préférant les chemins de traverse plutôt que les chemins de croix. En acceptant cet entre-deux de réalités multiples et imbriquées auxquelles elles sont confrontées.

Filles de joie s’ouvre d’ailleurs comme un film d’horreur. Un travelling latéral suit le déplacement d’un corps que ces femmes ensevelissent en pleine nuit d’orage. Ces premiers plans sont montés en opposition à ceux, lumineux, caméra à l’épaule, d’Axelle dans son appartement aux prises avec le quotidien de sa vie de mère. Les personnages traversent, à l’image de cette séquence inaugurale, des espaces entre ombre et lumière, entre intérieur et extérieur. Tout le film, dans son rythme, joue de cette imbrication. Tout en inspirant un imaginaire revendiquant la liberté sexuelle et la transgression, ces femmes restent traversées par des préjugés. D’ailleurs, le réel vient brutalement contredire l’espoir d’une relation amoureuse avec un client « fidèle ». Elles sont traversées par l’innommable, contraintes de cacher leur activité à leur famille et de mentir à leurs clients. Condamnées à l’indistinction, elles sont « objets sexuels » et individus à part entière. Aussi la frontière pour elles entre l’honneur et l’abject, les simulacres et la vérité, la vie et la mort reste-t-elle mouvante. Le montage et la mise en scène procèdent bien de cette porosité. Pourtant, Filles de joie montre que la solidarité peut naître dans les pires endroits et dans les pires moments, geste ultime de la dissidence possible aux normes et à une société qui n’épargne rien. Film âpre mais bouleversant, il nous rappelle qu’on ne peut ouvrir les yeux que dans un rapport intime à l’autre, rapport ni marchand ni de domination, mais sensible et sans jugement.

Maryline Alligier

  1. Flaubert à Louise Colet, Correspondance, 1853.

  2. Baudelaire, « À celle qui est trop gaie », Les Fleurs du mal, 1866.

  3. Ibid. 

  4. Pier Paolo Pasolini.