PIERRE BAYARD, HITCHCOCK ET L’AIRE DU SOUPÇON

par Vincent Barrot

Hitchcock s’est trompé, « Fenêtre sur cour » Contre-enquête (Les éditions de minuit, 2023)

Le versant  animal,  lecteur !

L’éclaireur  Pierre Bayard, après avoir démonté et remonté de grands mythes littéraires (Le Meurtre de Roger Ackroyd  d’Agatha Christie,  L’affaire du  Chien de Baskerville de Conan Doyle…)  part cette fois-ci  en reconnaissance d’un film de chevet des  cinéphiles :  Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock.

Rappelons brièvement les faits du récit.  A cause d’une jambe cassée, le  reporter-photographe L. B Jeffries est contraint de rester chez lui dans un fauteuil. En observant le comportement de ses voisins d’en face, il arrive à la conclusion que son voisin Thorwald aurait assassiné sa femme.

L’approche de  Bayard  met en lumière un personnage secondaire du film : le chien « Puppy » et le versant animal de l’enquête.  Il  ouvre ainsi  de nouvelles fenêtres  dans l’interprétation du film et des perspectives critiques réjouissantes pour les amateurs de la « revision ».

Cette révision du film va prendre une nouvelle orientation passionnante et nous emmener sur les chemins d’Anne Simon et de Jacques Derrida vers la zoocritique !  C’est moins l’immeuble et l’intérieur des appartements qui intéresse « l’inspecteur Bayard » que  les deux chiens Puppy 1 et Puppy 2,  qu’on avait  tendance à oublier, entre chaque vision du film. Une nouvelle aire du film, la cour de l’immeuble est ainsi revisitée.

Une contre-enquête jusqu’à l’os

L’auteur prolifique de Comment parler d’un livre sans l’avoir lu ? et de Comment améliorer les œuvres ratées pratique une critique interventionniste où le narrateur de ces fictions théoriques ne recule devant rien y compris  « s’attaquer » à des chefs d’œuvre.   Les analyses de Bayard rappellent  que Je est un autre et qu’il ne faut pas confondre la  personnalité artistique, qui se construit au fil du livre,  et la personne de l’auteur.  La narration bayardienne est donc avant tout un récit raconté par un auteur imaginé. Un auteur peut donc  en cacher un autre et si on doit l’accuser de mauvaise foi, c’est à son double littéraire qu’il faudra s’adresser. C’est encore cette approche décalée et  humoristique qui fait la saveur de cette contre-enquête.

Fenêtre sur cour va donc être démonté, remonté, disséqué jusqu’à l’os.

Jean Douchet voyait la critique comme « un acte de création à rebours ».  La démarche de Bayard s’apparente  à ce  remontage savant et patient. Il s’agit alors de nouvelles interprétations mais toujours sensibles  aux faits. Bayard avertit son lecteur : « Ce livre est un roman policier ». Un  livre policier nourri de   références  aux mystères liés aux espaces clos.

Pour évaluer le degré d’innocence ou de culpabilité du voisin Thorwald, pour apprécier l’interprétation de Jeffries (James Stewart) et de sa soupirante Lila (Grace Kelly), le narrateur bayardien est en grande forme et extrêmement convaincant. 

L’auteur contredit

Chez Bayard l’auteur est écrit, l’auteur s’est trahi, l’auteur s’est mépris ou pire encore raconte des âneries.  Dans Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ? L’analyse qu’il fait du célèbre récit de Marco Polo, Le Devisement du Monde révèle un parfait mythomane qui dit avoir vu absolument n’importe quoi  au cours de   ses voyages!

Il ne s’agit pas de  démolir les œuvres des autres  mais d’en extraire de nouvelles richesses en « secouant » la notion d’auteur dans  tous les sens.

Avec humour et de manière insolente le nouveau titre de Bayard invite le lecteur et le cinéphile-spectateur à reconsidérer l’infaillibilité du maître du suspense : Hitchcock  s’est trompé. De manière plus ou moins  implicite,  c’est une remise en cause de l’approche critique de ses prédécesseurs.  Sans peur et au risque de s’attirer les reproches, le narrateur bayardien va nous emmener dans  une nouvelle lecture de Fenêtre sur court et nous éloigner de la doxa critique et de l’interprétation voyeuriste du personnage-photographe. Espérons que les plus rigides Hitchcockiens apprécieront ce savant mélange de sérieux et d’humour qui débouche sur une nouvelle lecture du film.

L’œuvre de Pierre Bayard s’inscrit également dans le prolongement de L’Ère du soupçon, l’essai littéraire de Nathalie Sarraute qui jetait le doute sur le personnage de roman. Nous voici dans l’ère du ciné-soupçon.

 

La paranoïa en ligne de mire

Sous un nouveau prisme, celui  de « la paranoïa » ou de « la folie à deux », Bayard résume le découpage du film avec grande clarté. Or, il  n’est jamais aisé de raconter tout un film sans lasser mais ce résumé est ici jubilatoire  car renaît sous nos yeux le moindre ingrédient d’un film extraordinaire.  On pense d’abord au très beau roman de Tanguy Viel, Cinéma, dont l’intrigue était  un résumé du film de Mankiewicz, Le Limier, aussi détaillé que pointilleux.

Le narrateur de Bayard nous replonge ainsi dans le récit filmique en ne laissant rien au hasard et  insiste sur  la part manquante du film : le hors champs du décor. Tout un pan de l’aire  de l’histoire des personnages  a été omis par Hitchcock lui-même et négligé par la critique traditionnelle et l’élucidation du meurtre est ainsi biaisée.  Un plan de l’immeuble est d’ailleurs présent dans le livre pour que tous les points de vue soient accessibles au lecteur qui, à son tour, va devenir enquêteur.

Cet hors champ, évacué dans les analyses du film  précédentes aussi  brillantes soient-elles,  rend  très problématique une vue d’ensemble de l’immeuble et de ses protagonistes. Le narrateur bayardien va même jusqu’à mettre en doute le crime et pointe les invraisemblances.

Depuis Qui a tué Roger Ackroyd ? la thématique Hitchcockienne du double et de la duplicité sont au cœur de l’auteur d’Il était deux fois Romain Gary.  Et ce qui fait la force de ce travail d’analyse,  c’est de nous faire voir autrement avec des concepts ou des approches psychanalytiques stimulantes comme le syndrome de Münchausen qu’il convoque par exemple.

Les hitchcockien(nes) se régaleront d’autant plus que Bayard apporte un point de vue original sur le film.

Poésie des mondes parallèles

Les livres de Pierre Bayard sont des enquêtes passionnantes et extrêmement bien articulées et créent des mondes parallèles qui fonctionnent avec des si. Dans Et si Les Beatles n’étaient pas nés ? titre de son précédent ouvrage,   Bayard nous démontre que ce serait les Kinks qui auraient dû tenir le premier rang dans la pop anglaise. Dans Et si les œuvres changeaient d’auteur ? c’est toute la littérature qui investit d’autres mondes.

Voir les œuvres de l’avenir dans les œuvres du passé.  Telle était la gageure de  Demain est écrit.  Voir le passé dans l’avenir était le dessein de son essai, Le Plagiat par anticipation, ouvrage dans lequel un auteur pouvait être doublé ou anticipé.

Pour Pierre Bayard et les amoureux du cinéma et de la littérature, Il existe d’autres mondes.

La démarche bayardienne est  poétique car la  révision d’un film ou la nouvelle exploration d’un livre sont  des  temps retrouvés, des espaces renouvelés.

On peut croire sur parole le narrateur des livres de Bayard ou le trouver « un peu fêlé » mais c’est la poésie du monde parallèle ainsi créé qui emporte le lecteur.

Vincent Barrot, 15 novembre 2023

Fenêtre sur cour (1954), Alfred Hitchcock