La Septième Obsession

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PENSER CONFINÉ 4/5 — L’ARMÉE DES 12 SINGES

Par Nicolas Tellop

Illustration de Marthe Pequignot.

En 2035, la surface de la Terre est devenue invivable pour les êtres humains. Un virus dévastateur ne permet plus qu’aux espèces animales de prospérer à l’air libre. Dans les ruines enneigées de Baltimore s’égayent ours et lions, échappés depuis longtemps du zoo qui les retenait prisonniers. Ce sont les hommes qui vivent désormais dans des cages. James Cole (Bruce Willis) – un détenu réputé violent, asocial, rebelle à l’autorité – est l’un d’entre eux. À l’image de ses semblables, Cole est traité comme un animal – un animal de laboratoire. Il est désigné « volontaire » pour une expérience aussi périlleuse qu’incertaine : remonter dans le passé pour récolter un maximum d’informations qui permettraient aux scientifiques de trouver un remède au virus. Selon eux, le germe mortel a été libéré par une organisation terroriste de défense des animaux baptisée « Les 12 singes ». 

Cole est désigné « volontaire » pour une expérience aussi périlleuse qu’incertaine : remonter dans le passé pour récolter un maximum d’informations qui permettraient aux scientifiques de trouver un remède au virus.

L’Armée des 12 singes de Terry Gilliam est un grand film désespéré, au même titre que Se7en de David Fincher, sorti à la même époque. En croisant de nombreuses thématiques (les voyages dans le temps, la folie, la cause animale), Gilliam construit une œuvre à l’humanisme désenchanté, interrogeant le rôle de l’individu au sein d’une société qui lui nie toute espèce d’émancipation. Le héros ne cesse d’apparaître enfermé (sa cage en 2035, la prison et l’hôpital psychiatrique en 1990), bridé (les sangles et autres liens qu’il subit à chaque époque) ou contraint de se travestir pour survivre (les combinaisons étanches lui permettant d’explorer Baltimore dans le futur, l’improbable déguisement qu’il adopte à la fin du film). Le récit entretient ainsi l’analogie avec un cobaye, un animal qui tente de s’échapper du laboratoire duquel il est prisonnier, sans espoir d’y parvenir.

Gilliam construit une œuvre à l’humanisme désenchanté, interrogeant le rôle de l’individu au sein d’une société qui lui nie toute espèce d’émancipation.

Ce laboratoire n’est pas seulement celui au sein duquel Cole rencontre ses commanditaires scientifiques, mais la réalité dans son ensemble – toutes les réalités. La salle où le héros est interrogé par les savants répond à un design orwellien, dispositif baroque et inquiétant qui exprime dans chaque détail l’aliénation de l’individu. En s’inspirant d’un désormais célèbre dessin de l’architecte visionnaire Lebbeus Woods (un procès pour plagiat fut intenté), Gilliam traduit une vision « cauchemardesque de la technologie. Vous essayez de voir les visages sur les écrans devant vous, mais les vrais visages et voix se trouvent en fait en bas et vous entendez ces voix minuscules dans votre oreille. C’est selon moi le monde dans lequel nous vivons, la façon dont nous communiquons désormais, à travers des appareils technologiques qui ont été prétendument créés pour communiquer mais qui pourraient avoir un autre but » (entretien avec Nick James pour Sight & Sound, 1996). Attaché sur un siège métallique à plusieurs mètres au-dessus du sol, Cole ne fait pas face à ses interlocuteurs mais à un globe composé d’écrans et de micros, incarnation oculaire et machinique d’un Big Brother qui braque sur l’être son pouvoir inquisiteur. Cette vision du futur selon le réalisateur, c’était « le monde dans lequel nous viv[i]ons » en 1995 ; et c’est peut-être encore davantage celui de 2020, au temps de la pandémie. Notre relation au pouvoir a rarement été aussi trouble, confuse et désorganisée – un vrai cauchemar baroque. Le président Macron se contente de donner des caps (déconfinement le 11 mai) sans gérer la crise (masques, tests, réorganisation de la société – « ça serait incompréhensible, ça n’aurait aucun sens », se contente-t-il de dire), laissant à ses ministres le soin d’annoncer (ou plutôt de ne pas annoncer) des mesures concrètes quant aux semaines et aux mois à venir. Les scientifiques du film de Gilliam poursuivent de chimériques « 12 singes » censés être responsables de la catastrophe. De notre côté, nous semblons dirigés par les trois singes de la sagesse Koshin : « Ne pas vouloir voir ce qui pourrait poser problème, ne rien vouloir dire de ce qu’on sait pour ne pas prendre de risque et ne pas vouloir entendre pour pouvoir faire comme si on ne savait pas. »

Neomechanical Tower par Lebbeus Woods.

Attaché sur un siège métallique à plusieurs mètres au-dessus du sol, Cole ne fait pas face à ses interlocuteurs mais à un globe composé d’écrans et de micros, incarnation oculaire et machinique d’un Big Brother qui braque sur l’être son pouvoir inquisiteur.

Le docteur Railly évoque dans le film le syndrome de Cassandre : le sentiment d’impuissance d’un individu qui cherche à avertir d’une menace réelle et imminente, sans pour autant être entendu, écouté ou même cru. Cette affection touche Cole tout au long du récit, et sans doute certains d’entre nous ne sont pas loin de l’éprouver lorsqu’ils s’inquiètent de voir les politiques et les médias appeler à des actions absurdes et incohérentes – et surtout sans jamais tenir compte des erreurs et égarements passés. L’Armée des 12 singes évolue sur la frontière étroite entre la folie et la raison en mettant en scène un héros qui cherche à convaincre ses interlocuteurs de l’impossible – ce faisant, il se met à ne plus y croire lui-même.

La véritable contagion du film n’est pas tant celle du virus libéré par un fou dangereux que celle qui contamine le rapport au temps.

Dès lors, la véritable contagion du film n’est pas tant celle du virus libéré par un fou dangereux que celle qui contamine le rapport au temps. Cole se détourne d’abord du passé, qu’il considère avec détachement : il vit son voyage en 1990 comme une erreur, il répète sans cesse qu’il ne peut rien changer parce que « c’est déjà arrivé », il dit que pour lui « ce monde est déjà mort », etc. Et puis, déboussolé par ses expériences et les arguments du Dr Railly, il ne croit plus au futur, là d’où il vient : il se persuade qu’il s’agit d’une construction délirante de son esprit malade. Enfin, il s’aperçoit que le présent qu’il se choisit, en 1995, n’est autre que celui de sa propre mort, qui s’est déjà réalisée de toute éternité. Le virus de L’Armée des 12 singes infecte le temps lui-même, il l’abolit, comme s’il s’attaquait à toutes ses manifestations. Aujourd’hui, il semble que le monde subisse une contagion du même type. On fait table rase du passé pour ne pas avoir à en affronter les conséquences (« On me fait le procès d’il y a 15 jours », ironisait Macron pour Le Point, le 15 avril 2020 : « Bien malin celui qui aurait pu annoncer qu’en Chine, l’épicentre de la production [de masques] serait submergé par l’épidémie »…). On se soustrait au présent en en occultant le plus possible les effets et en faisant diversion par des promesses d’avenir. Quant au futur, son horizon est énoncé à la faveur d’un lapsus tragique mais révélateur lors de la retranscription écrite du discours du président le 13 avril 2020 : il ne s’agit plus que d’un « foutur ».

Pour Cole comme pour nous, c’est une triste évidence : le futur est foutu.