PENSER CONFINÉ 3/5 — GREMLINS

Par Nicolas Tellop

Illustration de Marthe Pequignot.

Illustration de Marthe Pequignot.

Les Gremlins sont un virus. Selon certaines conditions, ils se propagent, se multiplient et étendent leur menace au fil des heures. Comme lors d’une épidémie, pour contrer leur expansion, il existe des gestes barrières : ne pas les exposer à la lumière, ne pas les mouiller et ne pas les nourrir après minuit. Mais les Gremlins sont un virus d’un autre genre que le Covid-19 : ils ne tuent pas les malades de l’intérieur, mais gangrènent toutes les strates de la société. Si le coronavirus infecte l’organisme humain, les Gremlins sabotent le réel dans son ensemble.

Pour contrer l’expansion des Gremlins, il existe des gestes barrières : ne pas les exposer à la lumière, ne pas les mouiller et ne pas les nourrir après minuit.

Les Gremlins sont un virus, dans l’exacte mesure où les pouvoirs publics français en sont un autre : une maladie dont les symptômes sont plus profonds. Lorsque Chris Columbus et Joe Dante mettent leur film en chantier sous la houlette de Steven Spielberg, ils réinvestissent un imaginaire qui date au moins d’une quarantaine d’années. Le paranoïaque et conservateur Murray Futterman (magnifique Dick Miller) s’en fait l’écho dans le récit, en expliquant (bien avant leur apparition dans le film) que les Gremlins sabotaient déjà les avions américains pendant la Seconde Guerre mondiale – les mêmes Gremlins qu’il prétend retrouver, en 1984, dans les moteurs des voitures étrangères. Cette histoire de Gremlins, on la doit à la mythologie nordique et à l’imagination de l’écrivain Roald Dahl. Pendant la guerre, le jeune homme s’engage dans l’aviation britannique et participe à plusieurs combats aériens, jusqu’à son crash dans le Sahara en 1940, qui abrège sa carrière militaire. Missionné à l’ambassade anglaise de Washington, D.C., il met à profit son temps libre pour coucher sur papier des rumeurs fantaisistes que les pilotes de la RAF s’échangent entre eux, à propos de petites créatures soupçonnées de saboter les avions de chasse. Dans l’histoire de Dahl, les Gremlins, qui vivent en harmonie avec la nature, ressentent comme une agression la construction de pistes d’aviation pour les besoins de la guerre. Ils s’en prennent à ceux qu’ils considèrent donc comme des ennemis, jusqu’à ce qu’un jeune pilote tente de les convaincre de mettre leur talent perturbateur au service de la lutte contre l’armée hitlérienne. Le manuscrit arrive jusqu’à Walt Disney, une adaptation en dessin animé est déjà très avancée, mais elle finira par tomber aux oubliettes.

 
The Gremlins de Roald Dahl (1943)

The Gremlins de Roald Dahl (1943)

Si Gizmo est un être moral, un enfant soucieux de distinguer le bien et le mal, les Gremlins sont des caïnites dévoués à leurs seules pulsions destructrices : casser, écraser, brûler, cisailler, étrangler, avaler, dévorer, cracher, saboter, tuer.

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Entre les mains du trublion Dante, le conte de fées à tendance propagandiste se charge d’acidité et de subversion. Si le petit mogwai nommé Gizmo est sage comme une image, ses « frères » – une version corrompue et pathogène de lui-même – sont d’iconoclastes iconolâtres : des monstres qui se nourrissent des images (en particulier cinématographiques et télévisuelles) pour les détourner avec une agressivité hystérique. Gizmo, lui, fait face aux films et aux bandes dessinées avec la candeur du premier degré. Il tremble devant les effroyables cosses de L’Invasion des profanateurs de sépultures (Don Siegel, 1956), savoure un comic book en 3D, ou admire le viril Clark Gable sur un circuit de course automobile (Pour plaire à sa belle, Clarence Brown, 1950). Si Gizmo est un être moral, un enfant soucieux de distinguer le bien et le mal, les Gremlins sont des caïnites dévoués à leurs seules pulsions destructrices : casser, écraser, brûler, cisailler, étrangler, avaler, dévorer, cracher, saboter, tuer. Iconolâtres, ils ne vivent qu’au travers des images ; iconoclastes, ils ne vivent que pour les anéantir en les portant à leur plus haut degré de grotesque. Véritable entité photosensible (cf. le premier commandement du mogwai), Gizmo voit les images déteindre sur lui – elles le touchent, l’élèvent, le transcendent. Cyniquement perméables, les Gremlins ne croient aux images que dans la mesure où ils pourront les abîmer – comme un virus qui corrompt les cellules vivantes pour mieux les anéantir. Le virus des Gremlins, c’est la caricature insolente.

Les Gremlins sont ennemis de tout et de tous, sans doute parce que la technologie est parvenue à s’infiltrer partout. Le père de famille Randall Peltzer, si sympathique, en est l’exemple parfait. Inventeur du dimanche, il ne met au point que des machines qui dysfonctionnent.

On est tous le Gremlin de quelqu’un d’autre. Pour les enseignants, les Gremlins, c’est le gouvernement. C’est Macron, c’est Blanquer, ce sont tous ceux qui jouent avec le feu, qui veulent renvoyer les élèves et les personnels à l’école dans des conditions sanitaires lamentables et à un degré d’impréparation criminel. À l’inverse, pour certains éditorialistes de chaînes d’information (au hasard : Pascal Praud sur CNews), les Gremlins, ce sont les enseignants : des gens sans foi ni loi qui ne sont contents que lorsqu’ils peuvent favoriser les inégalités sociales dans leurs classes, des monstres qui veulent voir s’effondrer l’économie du pays, des créatures démoniaques qui ne vivent que pour mettre des bâtons dans les roues du mogwai Macron, cette peluche mimi comme tout.

Mais qui sabote quoi ? Les Gremlins sont des caricaturistes : de quelle caricature parle-t-on ? Qui caricature quoi ? Qui détourne les images pour en faire des épouvantails possédés ? Lorsque, en juin 2019, les professeurs s’inquiétaient d’une réforme des lycées qui favorise justement les inégalités sociales, qui sacrifie le contenu de l’enseignement à une évaluation continuelle et qui restreint au maximum l’avenir des élèves, personne ne les écoutait. Quand, en désespoir de cause, certains ont retenu les copies du bac de façon à se faire entendre, les éditorialistes des chaînes d’information les ont traités de « preneurs d’otages ». Aujourd’hui, ce sont les enseignants et les élèves qui sont pris en otage par le gouvernement, forcés de retourner en classe alors que les autorités sanitaires (y compris l’ONS) ne cessent de répéter que c’est une erreur. En bons Gremlins, les éditorialistes s’attaquent toujours aux mêmes et avec une virulence identique. Otages d’un système qui ne cesse de se dérober à ses responsabilités, les enseignants sont encore une fois montrés du doigt. Comme à Kingston Falls, il est tellement plus facile d’agiter des marionnettes dégénérées que de faire face à la réalité.

Dans Gremlins, les créatures sadiques se développent d’autant plus facilement que la société américaine se fissure de partout, y compris au sein du foyer des pourtant charmants Peltzer, qui accueillent chez eux le mogwai. Chez Roald Dahl, les Gremlins sont des ennemis de la technologie et des défenseurs de la nature. Dans le film de Dante, ils sont ennemis de tout et de tous, sans doute parce que la technologie est parvenue à s’infiltrer partout. Le père de famille Randall Peltzer, si sympathique, en est l’exemple parfait. Inventeur du dimanche, il ne met au point que des machines qui dysfonctionnent. La cuisine de la maison en est truffée, comme un champ de mines. Il faut voir comment, à plusieurs reprises, le fils Billy s’approche avec réticence et inquiétude d’un casse-œuf énervé, d’un presse-agrume enragé ou d’une cafetière folle, pour n’arriver à leur faire produire rien d’autre qu’un désastre inlassablement répété. Les Gremlins sont déjà là.

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Dans Gremlins, les créatures sadiques se développent d’autant plus facilement que la société américaine se fissure de partout, y compris au sein du foyer des pourtant charmants Peltzer, qui accueillent chez eux le mogwai.

La France, aujourd’hui, c’est la cuisine des Peltzer. L’atelier d’un savant fou qui ne s’arrête devant aucun échec, qui ne se permet aucune remise en cause, qui poursuit son œuvre en croyant ainsi contribuer à sa propre gloire. « Avec Peltzer, l’illogique devient logique », clame le héros du film de Dante. C’est aussi, au premier degré, l’adage d’Emmanuel Macron. Que l’Ordre des médecins s’oppose à la réouverture des écoles, il n’en a que faire. « Pourtant, ça marche ! », semble-t-il dire. Dans une interview condamnant les propos présidentiels avec véhémence, le Dr Patrick Bouet, président du Conseil national de l’Ordre des médecins, déclarait : « Il n’y a pas d’explication médicale à déconfiner dans le milieu scolaire en premier. Ce choix révèle un manque absolu de logique. Nous ne comprenons pas cette annonce. » Le professeur n’a donc pas compris qu’il vivait dans une société gremlinisée, où la logique politique ne répond qu’à des lois inconcevables, dérangées, délirantes. On attend de voir ce que notre Peltzer en chef va nous inventer pour rendre la reprise des cours la plus sereine possible. De la vieille huile de friture pour remplacer le gel hydroalcoolique ? Des agents munis de tuyaux d’arrosage pour compenser le nombre de points d’eau insuffisant dans les établissements ? Homologuer des serpillières usagées en guise de masques « grand public » ? Qui sait ? Avec nos Gremlins institutionnels, on sait maintenant combien l’illogique est un virus qu’ils entendent étendre à toute forme de réalité.

Joe Dante et ses Gremlins.

Joe Dante et ses Gremlins.

Chaque jour, en regardant les informations, en écoutant nos dirigeants, nous faisons cette double expérience : nos illusions ne sont plus, et le réel n’a aucun sens.

Dans le film, la jolie Kate raconte son expérience douloureuse de Noël, dans son enfance. Un soir de cette fête, son père n’est jamais revenu. Plusieurs jours après, sa mère et elle ont découvert que l’infortuné patriarche, déguisé en père Noël, était mort coincé dans leur cheminée, alors qu’il voulait leur faire une surprise. Effroyable histoire qui signe la fin de deux mondes : celui des illusions (le père Noël) et celui du réel (le père). Chaque jour, en regardant les informations, en écoutant nos dirigeants, nous faisons à notre tour cette double expérience : nos illusions ne sont plus, et le réel n’a aucun sens.

À moins que, comme Gizmo, nous nous mettions à croire très fort aux films que nous aimons, aux personnages que nous admirons, aux histoires que nous voudrions vivre. Alors, peut-être, viendrons-nous à bout de nos Gremlins.

 
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