L'ÉCHAPPÉE : le grand retour de Anthony Chen
Par Maryline Alligier
Adapté du roman d’Alexander Maksik (A Marker to Measure Drift) et premier film en langue anglaise du cinéaste singapourien Anthony Chen, L'échappée est le récit d'une reconstruction . Celle de Jacqueline (Cynthia Erivo), libérienne naufragée sur une île grecque, déracinée au « paradis ». Cette fille autrefois riche d’un loyaliste du gouvernement traverse l'espace, l'air hagard. Sous un soleil de plomb, elle n'est qu'une ombre. Elle doit survivre et offre alors des massages des pieds aux touristes sur la plage, vole de la nourriture , habite une grotte puis un hôtel abandonné. Pourtant c'est sur cette terre, au milieu de milliers d'années de civilisation, au milieu de ruines historiques qu'elle rencontre Callie (Alia Shawkat), une guide touristique américaine. Les récits des fantômes du passé de celle-ci , elle-même expatriée, ouvrent alors un dialogue avec ceux de Jacqueline. La beauté du film s'arrime d'abord à cette amitié. Une amitié immédiatement accueillante , née de la rencontre de deux solitudes, rivées chacune à un champ de ruine intime. Callie sera celle qui redonne une identité au personnage en l'ouvrant à ses émotions. Son traumatisme alors refait surface progressivement car il s'agit aussi pour le cinéaste de montrer comment les souvenirs – les images- peuvent paralyser le personnage dans ce qui fonde son humanité.La caméra adopte ici le point de vue de Jacqueline et c'est à travers un regard subjectif que le spectateur accède à ce qui la hante. La fragmentation du récit de cette mémoire traumatique dit à quel point ce qui en elle a volé en éclats. La force du film tient dans l'absence de psychologie et le refus d'un traitement social . Le parti pris de la mise en scène est aussi celui d'un regard d'une extrême délicatesse sur cette femme, dans l’étendue de ce qu’elle a été et de ce qu’elle est devenue. La singularité de L’Échappée est d'être le portrait sensible d’une jeune femme qui a traversé l’innommable, alors même que son statut aurait dû la protéger d'une disgrâce et d'en montrer toute la violence par touches, par réminiscences qui affleurent dans le corps et le cœur.
La violence de la délinquance dans les banlieues, la galerie d’êtres fracassés, à la dérive, le microcosme des dealers et des junkies offrent un miroir du désarroi intérieur de Jean. Comment, par quel travail sur soi surmonter un syndrome abandonnique ? « Tomber sept fois, se relever huit » : c’est la devise que Valérie (Suliane Brahim), une navigatrice, une fissurée de la vie qui s’est relevée, tend à Jean. Les flashbacks de l’enfance, la compulsion de répétition du point traumatique, l’univers très dur de la délinquance ne sont pas traités par Gallien Guibert sous une lumière psychologique ni sous un angle sociétal. C’est autour du pouls instable, de l’insécurité psychique, de l’intensité émotionnelle paroxystique d’un orphelin sauvage que ce thriller dramatique se tisse. La caméra suit le rythme et les phases mentales de Jean, ses déconstructions, ses crises et ses tentatives de reconstruction d’un espace. La séquence d’un règlement de comptes au milieu de feux de détresse précipite les spectateurs dans un vortex infernal. Porté par des acteurs percutants (Paul Hamy, Françoise Lebrun, Suliane Brahim…), ce premier long-métrage novateur, sombre, prend aux tripes. A découvrir d’urgence.
En salles actuellement (Epicentre Films).