Saul Bass à l’honneur chez Carlotta : un travail de fourmi

Phase IV (1974) de Saul Bass.

Phase IV (1974) de Saul Bass.

Entretien avec Frank Lafond

Carlotta vient de réaliser une édition définitive du film culte de Saul Bass, PHASE IV (1974), agrémentée de nombreux bonus (le mot est faible : des trésors), et d’un livre capital de Frank Lafond. L’indispensable essayiste nous en offre une petite visite guidée.  

Pouvez-vous décrire ce en quoi consiste l'objet collector que va faire paraître Carlotta autour du film culte de Saul Bass, PHASE IV ?

C’est un coffret dont le visuel renvoie à certains designs conçus par Bass à la même période que PHASE IV, comme celui pour l’organisation United Way. Scott Saslow l’a imaginé en parfaite connaissance de cause, après avoir effectué de nombreuses recherches. En dehors d’une copie restaurée du film, le coffret permet de voir pour la première fois la fameuse version longue de sa séquence finale. Depuis les années 1970, on a prétendu qu’elle était perdue, on a même écrit qu’elle n’avait jamais été tournée, avant qu’elle ne resurgisse il y a quelques années, lors d’un hommage rendu à Bass à Los Angeles. En réalité, c’est même l’intégralité des deux dernières bobines du montage présenté au cours de certaines avant-premières début 1974 que l’on retrouve dans le coffret. Le travail éditorial autour du film est pris en charge par une interview croisée de deux spécialistes anglais et, ultra collector oblige, par mon livre.

Mais vous avez raison de dire que le coffret s’organise autour de PHASE IV, car l’idée a tout de suite germé dans l’esprit de Carlotta de rendre plus largement hommage à Saul Bass, qui reste quand même l’un des créateurs visuels les plus stimulants du XXe siècle. Obtenir les droits de ses courts métrages n’a pas été chose facile et la situation ne s’est débloquée qu’au tout dernier moment. Mais les efforts déployés par Carlotta ont payé et c’est donc une quasi intégrale qui est proposée, puisqu’il ne manque qu’un film. QUEST, sa seule autre œuvre de science fiction de Bass, a même bénéficié d’un nouveau transfert HD à partir d’une copie 35 mm. On peut enfin mesurer pleinement l’étendue du talent de Bass, son goût pour l’expérimentation, la profondeur de son interrogation sur la place de l’homme dans le monde.Il était nécessaire de procéder à une réévaluation de ce pan primordial, mais largement oublié, de son œuvre qui, rappelons-le, a souvent bénéficié de l’apport, voire de la pleine collaboration, de sa femme Elaine.

Dans la lignée de votre démarche pour votre livre sur Samuel Fuller (Samuel Fuller – Jusqu’à l’épuisement, Rouge Profond, 2017), vous vous êtes rendu aux USA pour consulter les archives Saul Bass. 

Sans archives, il n’y aurait pas eu de livre – ou, du moins, pas ce livre-là. Comme pour Fuller, je me suis rendu à la Margaret Herrick Library de Beverly Hills, où sont conservées les archives papier de Saul Bass. Il y avait là presque tout ce que l’on peut imaginer, y compris des rapports journaliers de préproduction assez austères. J’ai donc vite constaté qu’il m’était possible de raconter par le détail les différentes étapes de la conception de PHASE IV ou, plus précisément, de retracer l’évolution du projet de l’intérieur. Bien sûr, face à ce genre de tâche, on sait d’emblée qu’il risque d’y avoir des manques, des trous, des mystères irrésolus, car les gens ne consignent pas tout par écrit. Mais, en l’occurrence, l’éclatement de la production entre le Kenya, l’Angleterre et la Californie a joué en ma faveur. Pour communiquer avec ses collaborateurs, en particulier Ken Middleham, dont le rôle était avant tout de filmer les fourmis, Bass ne pouvait souvent qu’envoyer des mémos et des lettres.

Je suis aussi entré en contact avec Sean Savage, qui a écrit un bel article sur PHASE IV et travaille aux archives du film de l’Académie des Oscars. Il a tout de suite insisté pour que je vienne voir leur fonds et il a eu raison ! Cela m’a permis de découvrir les différentes bobines 35 et 16 mm de leur collection. Outre la fin dite originale, Saul Bass avait notamment conservé une version longue du début de son film, celle des avant-premières, ainsi que deux bandes contenant de nombreux plans tournés pour le climax. Elles permettent d’apprécier ces images fulgurantes avant qu’elles ne soient enchaînées dans un tourbillon de surimpressions et d’en découvrir certaines, non moins étonnantes, qui ont été laissées de côté. Mon travail aux États-Unis a été complété par de longues recherches effectuées en ligne et un entretien avec le scénariste Mayo Simon, l’un des rares collaborateurs de Bass sur PHASE IV encore en vie.

Au final, l’approche génétique de mon livre essaie de faire naître du sens tout en produisant du récit. C’est d’ailleurs pour cela que j’évite en général les anecdotes de tournage. Très vite, face aux différentes moutures du scénario, aux multiples storyboards, aux bobines conservées, etc., il m’est apparu que Bass éprouvait des difficultés avec la fin de son film. Il n’a cessé de la réécrire, de la retourner, de la remonter – même si la version visible dans les suppléments du coffret est en l’état éblouissante. Comme toujours avec ce type de recherche, on n’en voit jamais la fin. Depuis l’envoi du livre à l’impression, un contact m’a transmis une interview avec Saul Bass qui n’a jamais été publiée et, contrairement à ce que la légende a retenu, il y affirme que Paramount ne l’a pas forcé à réduire la fin de son film : c’est une chose qu’il a proposée de lui-même. J’ai tendance à prendre avec des pincettes les déclarations des cinéastes, mais, dans le cas présent, cela confirme mon interprétation des archives.

Pourquoi, selon vous, PHASE IV est-il un film capital ?

J’ai un peu de mal à répondre à cette question, parce qu’il faut se garder de crier au chef d’œuvre trop souvent. En dépit des sources d’inspiration que l’on peut lui attribuer, comme 2001, L’ODYSSÉE DE L’ESPACE ou LE MYSTÈRE ANDROMÈDE, PHASE IV est en tout cas un film véritablement unique. J’admire en particulier la façon dont l’hétérogénéité radicale de ses éléments parvient à se cristalliser, à faire corps. D’un côté, nous avons le fil rouge avec les personnages humains et, de l’autre, toutes les images macroscopiques mettant en scène les fourmis. En fait, l’humanité est elle aussi soumise à un regard « magnifié », mais sans la moindre trace d’idéalisation. Dans le montage présenté lors des avant-premières, le film s’achevait même sur une sorte de court métrage. Et là, Bass continue de s’inscrire dans l’approche expérimentale qu’il développait depuis une dizaine d’années, avec des films aussi accomplis que THE SEARCHING EYE. Pourtant, cet amalgame fonctionne, fascine même. A-t-on déjà vu un « monstre » à ce point individualisé, en dépit d’une figure dépourvue de toute expressivité et de son fonctionnement sociétal ? La remise en question de l’anthropocentrisme par PHASE IV ne peut que rencontrer aujourd’hui un écho favorable auprès de nouveaux spectateurs.

Propos recueillis par Nicolas Tellop

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