Festival Même pas peur à La Réunion : Jour 1
par Noémie Luciani
Ils l’ont fait : hier soir, à 19 heures (16 heures pour nous) le Festival Même pas peur ouvrait sa 11ème édition distanciée, covid-friendly et physique.
Non, ça mérite des majuscules enthousiastes : PHYSIQUE. Je n’y étais pas : on ne vous l’apprend pas, les voyages outre-mer, en ce moment, c’est compliqué. J’étais devant mon écran domestique, prête à lancer sur le lecteur la programmation de la soirée d’ouverture. Je retenais mon souffle. Cela semblait trop beau pour être vrai. Quelques heures plus tôt, le préfet avait placé sous couvre-feu trois communes supplémentaires : on arrivait à sept communes réunionnaises contraintes de s’enfermer avant la pleine nuit - 22 heures. Dans un film fantastique, ce serait pour échapper à quelque bête fascinante qui se nourrit dans l’ombre. La triste et familière Covid a moins de poésie. J’ai retenu mon souffle. La soirée s’est ouverte. J’ai regardé les films en même temps que les spectateurs du cinéma Henri Madoré de Saint Philippe, rescapée du couvre-feu. Je les ai vus, en photos, masqués, assis, séparés par des fauteuils vides. Je me suis demandée, pour la centième ou trois centième fois, pourquoi en métropole cela nous était interdit, alors qu’on vient de prolonger les soldes de deux semaines et qu’il est tout à fait légal d’aller essayer des vêtements dans les boutiques (mais si on passe les culottes au défroisseur vapeur entre deux client.e.s il paraît que ça va). Je les ai enviés. Je les ai remerciés de garder ouverte, vibrante de sons et d’images et de leurs émotions secrètes et communes emmêlées, cette salle de cinéma.
À Même pas peur, on n’a pas pour habitude de caresser les gens dans le sens du poil, même en cette époque étrange où l’on a tant besoin de réconforts faciles, de bains prolongés avec de la mousse, de siestes en pleine semaine, de bière, de vin, de gras. Hier soir, à la Réunion, on a commencé par une claque - si grosse claque qu’il faut être un peu fou pour l’oser en ouverture de festival et d’un programme de courts : il y aurait eu de quoi passer, en état de choc, à côté de cette suite qui nous récupère hagards et nous requinque, et nous remet finalement sur pieds. Pour l’heure, revenons à la claque (ça réveille et, ma foi, ça fait du bien). The Raft, film allemand de Sylvain Cruiziat, présente une performance fictive par laquelle l’artiste prétend donner une voix à ceux qu’on n’écoute pas - les migrants. En vingt minutes montées avec une précision maniaque, le film nous fait vivre une troublante expérience de dédoublement : il fait entendre et déconstruit le discours surplombant des esthètes, et nous livre démunis aux sensations décuplées (au son, à l'oeil dans des gros plans superbes) des migrants recrutés pour la performance, objets silencieux de ce discours qui les nie tout en les donnant à voir. Les grands mots sonnent odieux, odieusement réalistes : ils nous tirent à rebours de l’empathie qu’ils prétendent éveiller - c’est cette hypocrisie des mots, la grande claque. La morale est à chercher côté sensations - côté cinéma.
Restons au cinéma, là-bas, de loin, pour les trois jours qui viennent.