Survoler l’impossible
Cinq films en neuf ans et dessinant une cartographie saisissante du sud des États-Unis d’hier et d’aujourd’hui, Jeff Nichols s’affirme comme le « représentant » du Southern Gothic contemporain. S’il prétend, en tant que cinéaste, ne pas vouloir se mettre en avant, ressuscitant une tendance à l’effacement propre à Fritz Lang ou Raoul Walsh, dont l’ultime défi de mise en scène, pour paraphraser Pierre Rissient, était « de se faire oublier, de rendre le monde dans sa brutalité originelle, sans intellectualisation », son immédiateté, sa fluidité, sa dextérité de peintre dans la manière de délimiter un visage lui confèrent néanmoins une identité éclatante. Si effacement il y a, il opère uniquement par respect pour la fiction, pour ne pas abreuver le spectateur d’effets et de signaux artistiques. Jeff Nichols ne prétend pas être un « artiste », il fait des films à l’image d’un artisan, dans la sérénité la plus totale. Car la tragédie a beau féconder nombre de ses récits, l’espoir reste intact. Le final tragique de TAKE SHELTER ne condamne jamais ses personnages, car pour Nichols la mort n’est qu’un palier, une passerelle vers un ailleurs. L’inframonde de MIDNIGHT SPECIAL, qui susurre au petit garçon de le rejoindre, laisse peut-être deux parents orphelins de leur enfant, mais la mélancolie ne devient jamais un moteur. Et MUD fait se rencontrer l’imaginaire et le réel, comme autant de mondes qui s’interpénètrent et communiquent entre eux. Jeff Nichols gravite avec Terrence Malick autour d’un même questionnement : comment l’infiniment petit se bâtit à l’épreuve de l’infiniment grand ? Ce cinéma mystique, à la lisière de l’immatériel, baigné de soleil et d’errances nocturnes, fascine de par son épure, avec pour simple véhicule narratif une émotion brute, principielle, tel un service rendu aux personnages. Une œuvre qui demande en permanence au spectateur de croire, parfois même en l’impossible. Tous ses films ne racontent que cela, des personnages qui arrivent à dépasser le carcan des idéologies, à construire des « mondes » au-delà des murs, à croire en la possibilité qu’a la fiction de cerner les sentiments les plus sibyllins. Comme il n’y a pas de travail d’orfèvre sans alliés, nous tenions à entendre les plus fidèles collaborateurs de Jeff Nichols, pour reconstruire le processus de création. Nous ne souhaitions pas évoquer LOVING comme un « film de plus », nous voulions saisir l’opportunité de déceler de quelle façon ses films se construisent, de la préparation aux finitions, et non pas juger seulement le résultat. Lorsqu’on aime un cinéaste, il est bien de prendre le temps de saisir les ficelles qui constituent son exaltante alchimie. C’est le travail de la critique que de donner à voir ce qui peut paraître impossible, cette étrange machination à l’exploit inouï, ce que Caroline Champetier nommait dans notre premier numéro : la fabrication des films.
Thomas AÏDAN