Obstination
Qu’est-ce qui traverse une œuvre et la fait tenir sur la durée ? Les films de Roman Polanski sont tous différents, mais liés par un même geste. ROSEMARY’S BABY ne ressemble en rien au BAL DES VAMPIRES, encore moins à CARNAGE ou au PIANISTE, mais une thématique se dessine foncièrement – la dualité. On s’interroge régulièrement au sujet de la différence entre un réalisateur et un auteur, en se disant parfois que la distinction est ridicule et sans intérêt ; pourtant, elle est nécessaire. Il y a des milliers de réalisateurs, et seulement une poignée d’auteurs : Ingmar Bergman, Lars von Trier, David Lynch, David Cronenberg, Roman Polanski, pour n’en citer que quelques-uns. Ce ne sont pas des marques que l’on vend et que l’on conditionne, mais des « boussoles » qui obstinément traversent les époques et ramassent le monde dans un grain de sable. Gaston Bachelard considérait, dans La Poétique de l’espace, « l’imagination comme une puissance majeure de la nature humaine » ; on pourrait même dire qu’elle est le privilège de tout auteur, lui évitant de plonger dans la figuration. Jadis, on employait le terme « figural » pour nommer les gestes qui tendaient vers l’allégorie. Il aurait plus que jamais sa place aujourd’hui, tant sa définition expose la beauté des grands événements fictionnels récents. La troisième saison de TWIN PEAKS, par exemple, fait littéralement exploser le cadre dans lequel elle se fond : la série. David Lynch déconstruit intelligemment les figures attendues et tout ce que l’on peut attendre d’une succession d’épisodes, avec des personnages et des rebondissements. Au contraire, ce qui fait précisément rebondir, c’est la métaphore, l’éveil, l’esthétique, à chaque fois remis en question, le cinéaste ne pouvant se contenter de reproduire une image vue auparavant. Chaque image doit être unique. Il n’y a pas de mimétisme pataud, c’est une réinvention constante par rapport à ce qui vient d’être fait. Un auteur est donc un obstiné – l’imagination entraînant l’obstination –, cherchant coûte que coûte à galvaniser un besoin spirituel. Dès lors, quelle place peut avoir le spectateur ? On dit souvent que le cinéma est un art du divertissement, d’où le fameux mot américain « entertainment », mais c’est une hérésie, une mauvaise lecture du médium. Le divertissement détourne le spectateur de sa vie, tandis que la fiction ne fait que l’y ramener, sous des formes nouvelles, transformées. Devant LE LOCATAIRE, nous ne sommes pas propulsés dans une autre vie, nous sommes pleinement confrontés à nos propres pulsations intimes : qu’est-ce que la folie ? Pourquoi nous touche-t-elle tant ? Pourquoi la solitude est-elle un sentiment qui nous angoisse ? Toutes ces choses qui traversent nos existences, que le cinéma s’évertue à magnifier pour nous aider à percevoir, avec le plus d’acuité possible, ce que nous ressentons et qui nous hante, avec obstination.
Thomas AÏDAN