Le temps des séries
La passion des séries n’est pas récente, mais elle s’est décuplée au cours des années 2010. Le plaisir de suivre des personnages sur la durée, de déplier des intrigues à tiroirs, chapitrées, comme dans les longs romans, connaît une forte accélération avec la multiplication des plateformes. Netflix, Prime Video, Hulu et d’autres se livrent désormais une guerre sans merci pour conquérir de nouveaux abonnés et proposer « les meilleures séries ». Notre dernier « spécial séries » date d’avril 2016 (no 4) ; à l’époque, Netflix peinait encore à s’insérer dans les rituels quotidiens des Français. La firme californienne est désormais la plus puissante sur le marché de la SVOD, notamment auprès des plus jeunes générations, avec un fort pouvoir de prescription que certains médias ont considérablement perdu avec les années. L’industrie des séries est aujourd’hui à son apogée, et l’embouteillage est bien réel. On compte pas moins de 600 séries produites sur la période 2019-2020. Cela donne évidemment le tournis. Comment s’y repérer ? Voir, sélectionner, analyser, c’est précisément le rôle de la critique. Quand on évoque les séries, on se focalise sur le scénario, l’intrigue, les acteurs, plus rarement sur l’esthétique, la musique, les génériques, les décors ; on oublie d’explorer toute une grammaire, alors qu’elle est passionnante. Les séries nous ouvrent à des réalités alter- natives, explorent des « mondes » avec lesquels nous nous familiarisons. Comme le cinéma, nous sommes face à une « réalité virtuelle », mais étalée sur un temps souvent indéterminé. Le but de ce numéro est d’être un guide, au sens strict du terme. Que voir ? Quelles sont les séries qui nous enthousiasment le plus actuellement ? Il faut savoir guider autant que faire se peut. La tendance actuelle est au catalogue, soyons sélectifs. Il est utile d’aider le lecteur à se retrouver dans cet océan de propositions narratives, toujours plus ambitieuses les unes que les autres, mais aussi de proposer des grilles de lecture, et ainsi replacer la « série » sur le terrain de l’art et plus seulement de la « consommation ». Dire pourquoi SEX EDUCATION (Laurie Nunn, 2019-), le bonbon pop de Netflix, n’est pas seulement une comédie jouissive sur la puberté, mais qu’il s’agit aussi d’une œuvre immensément politique, surtout dans l’ère post-MeToo (il faut voir la puissante scène de méditation collective sur les violences faites aux femmes, après que l’une d’entre elles a été l’objet d’une attaque sexuelle dans un bus). Durant la préparation de ce dossier, une autre série, plus ancienne, nous a accompagnés : BUFFY (Joss Whedon, 1997-2003). Cette œuvre féministe, humaniste, qui fait encore grincer les mauvaises langues, semble être la matrice de nombreuses séries contemporaines. Nous voulions y revenir. Le privilège de fabriquer une revue est de pouvoir remettre dans l’actualité ce qui n’a pas forcément vocation à l’être.
Thomas AÏDAN