La fiction et le réel
Dans Le Monde du 22 février 2016, en guise d’hommage au philosophe, écrivain et essayiste italien, Umberto Eco, le quotidien publiait un entretien réalisé en mai dernier, où l’on pouvait lire une fois encore sa parole érudite et engagée. Eco souligne avec justesse que « la presse exigeante doit approfondir l’actualité, faire de la place aux idées, (…) réhabiliter le journalisme critique, augmenter même son champ d’action ». L’esprit critique se liquéfie de nos jours dans le paysage médiatique et artistique, plus enclin au consensus, par mépris du public ou par paresse. Pourtant, le déchirement du contemporain et des images fait partie des fonctions essentielles du cinéma, de la presse, de la radio, de la télévision ; tous ces canaux de « communication », qui doivent lutter ensemble « à déjouer le règne du faux et de la manipulation », pour reprendre la formule d’Eco. Affirmer de nouveau en couverture notre « amour de la fiction », c’est redire à quel point elle est l’une des voies possibles pour éviter la standardisation et le prêt-à-penser. « On apprend aujourd’hui à connaître le monde par le cinéma. (…) Le cinéma fait vivre les subjectivités étrangères, les situations politiques à l’intérieur de fables et de fictions », confiait ici-même Alain Badiou dans notre première édition. On fait l’expérience de la vie et de ses multiples visages par le truchement de la fiction. Elle met en branle la réflexion, les émotions, les sentiments et intime au spectateur de croire plus que jamais à ce qui se joue devant lui. La fiction est ainsi une boussole, un catalyseur sensoriel élargissant l’intelligence.
D’un bout à l’autre, ce numéro défend aussi bien notre passion pour les séries que l’ardeur documentaire d’aujourd’hui, répondant à un besoin viscéral du public de donner du sens à ce qui bouleverse nos vies. Ces ensembles ne sont pas exclusifs, nous les avons voulus organiques. La réalité est difficilement tangible et le besoin de l’image, comme rempart à la superficialité du contemporain, n’est pas neutre. Il ne s’agit pas seulement de « divertissement ». La fiction ne se nourrit peut-être qu’indirectement du « réel », mais elle permet, à l’instar du documentaire, de toucher du doigt une vérité universelle. Une série comme THE WIRE peut parfois en dire plus sur une époque qu’un documentaire. La fiction se mélange au réel, et tout se brouille. La filmographie de Frederick Wiseman n’est pas uniquement un concentré de réel, c’est aussi du cinéma, de la mise en scène, de la fiction. Tout s’interpénètre, la fiction et le documentaire ne peuvent se différencier aussi nettement que certains se plaisent à le faire. Dans le long entretien qu’il nous a accordé, Frederick Wiseman ironise sur la « réalité si compliquée » à toucher. Telle est la raison de notre besoin de fictions et de documentaires, radiographies de ce monde qui nous échappe, et révélateurs des faux semblants, où l’oeuvre est une main tendue au (télé) spectateur pour lui permettre de réfléchir et d’avancer. Il ne faut pas regarder ces deux dossiers comme deux blocs séparés, mais comme des entités singulières se répondant à chaque extrémité de la revue. La fiction et le documentaire oeuvrent simplement à déjouer ce que nomme si justement Eco « le règne du faux ».
Thomas AÏDAN