La Septième Obsession

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John Carpenter : entretien avec Jean-Baptiste Thoret (version longue)

ARPENTER CARPENTER

Snake Plissken (Kurt Russell) dans Escape from New York (New York 1997)

Retranscription intégrale d’un entretien mené le 9/09/2022 pour le hors-série John Carpenter

Par Élodie Denis

 

        Le dernier livre du critique/réalisateur/essayiste Jean-Baptiste Thoret, Qu’elle était verte ma vallée (éditions Magnani, 2022) s’ouvre sur une impression noir & blanc d’un photogramme de THE FOG (1980), sorte de persistance spectrale de son premier ouvrage, co-écrit avec Lug Lagier et paru en 1998 aux éditions Dreamland. Le projet de cet éclairant – brillant même – Mythes et Masques : les fantômes de John Carpenter consistait à explorer la poétique Carpenterienne et son déploiement de film en film, cartographier une filmographie et ses spécificités, surplomber un territoire à part, capable de hanter longtemps l’imaginaire des spectateurs et le reste du paysage cinématographique. Un grisant état-des-lieux que Jean-Baptiste Thoret accepte de reprendre avec nous au cours d’une interview riche et propice à balayer une appropriation singulière du métier de cinéaste… tout en inspirant en creux une certaine idée de l’analyse filmique : un portrait du critique de cinéma en gardien de phare.



Dans l’interview que John Carpenter vous accorde pour Mythes et Masques : les fantômes de John Carpenter, l’échange s’avère fluide et fourni : le réalisateur vous écoute, ne rechigne pas à conceptualiser… alors qu’on le connaît moins loquace.

J-B T : Je crois qu’avec Luc Lagier, nous avons eu la chance de tomber au dernier bon moment. Il y a eu de meilleurs moments avant – notamment dans les années 1980 et ses entretiens pour Starfix – mais en 1997, on est sur la fin. J’ai encore revu John Carpenter il y a un an et demi, à Los Angeles, mais pas du tout pour un entretien. Aujourd’hui, l’exercice l’indiffère complètement, comme en témoignent les interviews récentes qu’on peut voir sur Internet : de rencontres sur des festivals ou avec des journalistes… C’est presque douloureux à regarder tant il répond avec désinvolture, en pilote automatique, sans même chercher à jouer le jeu. De ce côté-là, il a plié boutique. Mais je me souviens aussi d’une sorte de masterclass qu’il a donnée à New York à la NYU il y a 3 ou 4 ans. Il s’agissait d’un public d’étudiants et de jeunes spectateurs. C’est l’un des rares exemples récents où Carpenter se montrait à nouveau chaleureux, motivé, intéressé même. En revanche, le dialogue avec le critique ou le wannabe-critique, le jeu des questions/réponses qui, aujourd’hui, se résume essentiellement à de la promo ou à des questions posées mille fois, il n’en a plus rien à faire. Et finalement, c’est dans la lignée de son cinéma et de ses héros en marge de l’institution et du système. Si on a été bien reçus, avec Luc, c’est aussi parce qu’on était des bleus. Il s’agissait de notre premier livre et de mon deuxième voyage à Los Angeles. On a débarqué comme des extra-terrestres ! Bien plus tard, ça deviendrait un peu ma deuxième ville, mais à l’époque – on est à la fin des années 90 – c’est une mégapole tentaculaire que nous découvrons. Le GPS n’existait pas et on parcourait la ville en dépliant laborieusement nos cartes routières. Un autre temps ! Une sortie d’autoroute ratée pouvait se solder par une heure d’autoroute pour rien (rires). Bref, je pense que John Carpenter avait été touché qu’on fasse le voyage. Je me souviens avoir déniché sur Internet le numéro de fax de sa boite de prod’, Storm King. Et j’avais envoyé ma requête comme une bouteille à la mer : en pensant qu’un entretien pour le livre serait un atout formidable. J’avais un vieux fax chez moi, et deux heures après – dans la nuit pour moi, la journée pour lui – je reçois une lettre écrite de sa main. « Je serais très heureux de vous rencontrer, merci pour le livre, venez. » On arrive au moment où Carpenter est en train de monter LOS ANGELES 2013 (1996). Je me souviens que nos questions semblaient l’amuser. De vraies questions d’apprentis critiques, un peu universitaires, car à l’époque Luc et moi étions encore à la fac, à Paris III. En fait, on a posé toutes les questions qu’il ne faut pas poser…

C’est-à-dire ?

Des questions fermées, des affirmations closes auxquelles on ajoute un point d’interrogation. Du type « Dites-moi, dans ce plan, c’est bien ça que vous allez voulu dire ? ». Avec l’expérience, on se rend compte des limites de ces demandes de confirmation à peine voilées : elles donnent rarement de bons entretiens. Quand j’ai commencé à rencontrer les cinéastes dits « de genre » de cette génération, Tobe Hooper, Cronenberg, Argento, Romero, etc., je me suis bien rendu compte qu’ils avaient tous un rapport un peu différent à ça : Cronenberg par exemple, adore l’analyse, peut-être même un peu trop. Argento s’est révélé un homme cultivé, torturé, de tradition européenne et qui a lui-même débuté comme critique, donc il connaissait l’exercice et s’était lui-même retrouvé dans la position du critique et/ou de l’apprenti-cinéaste allant à la rencontre de ses maîtres, Antonioni et Leone notamment… Tobe Hooper s’est avéré un type absolument adorable ; avec Romero ce sont d’ailleurs les deux réalisateurs les plus bienveillants et chaleureux que j’aie jamais rencontrés. Mais Carpenter c’est vraiment le réalisateur « artisan », à l’ancienne, qui n’aurait jamais l’outrecuidance de se prétendre artiste. Très sceptique à l’idée de se considérer comme tel. C’est d’ailleurs quelque chose que j’ai toujours admiré chez lui, cette espèce de modestie… la patte des grands. Et donc l’entretien progresse, lui inspirant parfois des sourires. Il s’amuse du décalage entre la façon dont les critiques traquent ses intentions, et sa façon à lui de créer. À l’époque, on récolte de l’amusement au lieu de l’agacement que lui inspirent aujourd’hui les sollicitations de ce type. Son humour a changé, et le milieu du cinéma ne l’intéresse plus.

On sent que vous le faites réfléchir à sa pratique, et vos questions ne sont pas complaisantes… Comme lorsque vous l’interrogez sur le caractère convenu de l’intrigue avec l’armée dans STARMAN (1984) ou quant à son choix un peu moraliste de faire survivre la vierge dans HALLOWEEN (1978)…

Vous avez raison, mais je crois qu’il faut toujours se montrer sincère quand on rencontre un cinéaste ou un artiste qu’on admire. Ne jamais mentir. Il n’y a rien de plus appréciable… Non pas assener sa vérité, mais partager franchement le sentiment que vous avez eu, tenter de l’argumenter, et donner une chance à l’autre de s’exprimer. L’approche creuse et angélique typique de la télévision d’aujourd’hui, il n’y a rien de pire. D’autant qu’en 1997, Carpenter répond déjà aux mêmes questions depuis des lustres. Mais rétrospectivement – autrement dit 25 ans plus tard – je me rends compte combien on pose aussi les questions depuis son âge, sa cinéphilie, et parfois aussi depuis son époque.

Vous lui posez d’ailleurs une colle assez originale : si vous étiez contraint d’ôter les dialogues de l’un de vos films…

Oui, pour moi, la grande tradition du film américain, c’est un cinéma qui peut se passer de dialogues, même s’il existe bien sûr de grands films bavards comme ceux de Preston Sturges ou de Wilder. Carpenter hérite de ça : tout, qu’il s’agisse de la situation, des enjeux et des personnages, doit être compris à partir des actions et de la mise en scène. Et cette question que vous mentionnez n’avait donc rien d’une attaque. Au contraire. C’est un exercice que j’aimais faire quand j’enseignais en fac : proposer aux étudiants de couper le son d’un film et voir s’il tenait toujours. Certains ne résistent pas à l’absence de dialogues, de mixage, de jump scares ou de tous ces pansements qu’on pose pour réparer une image qui manque à sa tâche. De ce point de vue, l’art cinématographique de Carpenter, sa science même, s’avère extraordinaire : chaque plan est juste, à sa place : ses films résistent donc à merveille à cette petite expérience, comme ceux de Leone, de Ford, de Vidor ou de Mann … La grande mise en scène subsiste à l’absence de dialogues ou d’artifices sonores… le cinéma était quand même muet au départ.

Oui, on sent qu’il joue avec le regard du spectateur. En revisionnant PRINCE DES TÉNÈBRES (1987), j’ai revu cette scène où Susan Blanchard prend un coup, très en périphérie du plan, et où on le remarque à peine, pris dans le flux des éclats de voix et de la confusion ambiante… Couper le son ferait ressortir ce moment critique de contamination du Mal.

Bien sûr, et vous avez HALLOWEEN (1978), qui s’avère exemplaire de ce point de vue. Vous mettez de côté la musique – même si comme à l’époque du muet, on peut imaginer quelqu’un qui pianoterait le thème en dessous de l’écran –, le film fonctionne parfaitement. C’est un art qui s’est en grande partie perdu. Le cinéma de Carpenter n’en paraît que plus précieux en comparaison, fort de sa précision absolue dans les cadrages, les mouvements de caméra et le montage. Il n’y a pas beaucoup de plans chez Carpenter : pas d’images superflues… de flux. Ce réalisateur s’inscrit dans une certaine tradition classique du cinéma américain, une sorte de recherche de l’économie, voire de l’épure. Regardez LES ENFANTS DE LA CRISE (1933) de Wellman ou SCARFACE (1932) de Hawks, deux films du début des années 1930, ce sont des films qui durent moins de 90 minutes. Des films secs, précis et pourtant très amples mais qui vont droit au but. On a toujours l’impression que Carpenter compose ses plans par soustraction. C’est un cinéaste qui retranche jusqu’à arriver à l’os exact du plan, là où d’autres – et c’est une tradition différente – commencent par remplir. Il n’a pas besoin de 4 ou 5 plans pour tenter de cerner ce qu’il veut dire et montrer, il cherche toujours le plan juste. Carpenter ne se demande jamais « Qu’est-ce qu’il faut mettre dans un plan ? » mais plutôt « Qu’est-ce qu’il faut enlever ? », et c’est sans doute la marque d’un grand. D’où le sentiment d’une œuvre qui flirte parfois avec l’abstraction. D’où son goût aussi pour des motifs abstrait : le masque blanc de Michael Myers, le brouillard de THE FOG (1980), le cylindre vert de PRINCE DES TÉNÈBRES (1987)… Et son rapport à la musique, très artisanal et intuitif, s’avère similaire. Comme il l’a souvent expliqué, il compose sans aucune formation de musicien et ses BO ont été réalisées avec les moyens du bord, soit les synthés de l’époque. Lorsqu’Universal lui impose un grand compositeur pour THE THING (1982), à savoir Ennio Morricone, Carpenter va l’inciter à retirer des éléments de sa partition originale jusqu’à aboutir à cette BO parmi les plus belles de l’Italien, mais qui ressemble en définitive à une BO de Carpenter : une nappe et deux notes. Et cette approche va se révéler payante : le spectateur sent, puis comprend progressivement que ces deux notes qu’on entend au départ, à l’apparition du chien, signalent la présence de la Chose, qu’elles constituent son cœur battant. Ce même petit battement qui reviendra à la toute fin, lorsque seuls MacReady et Childs, seuls dans un corridor glacé, ont survécu. Depuis 1982, les geeks débattent sans fin pour savoir qui de MacReady ou Childs est la « Chose » en commentant la condensation des respirations, qui est le premier à boire à la bouteille de whisky, etc…. Mais au fond, et Carpenter me l’accorderait, peu importe. L’œuvre de Carpenter, à l’exception peut-être de L’ANTRE DE LA FOLIE (1994), n’encourage en rien ce genre d’exégèse, au contraire de certains films de Lynch ou de Kubrick, qui jouent parfois l’hermétisme. Par une espèce de courtoisie pour son spectateur, Carpenter fait le choix de la limpidité et de ne pas réduire le sens de cette séquence à du décryptage. C’est l’anti-toupie d’INCEPTION (2010) de Christopher Nolan en somme : Carpenter ne fait pas tenir le sens du film sur un micro-détail à décoder. Au contraire, la clef de cette scène, tous les spectateurs l’ont en main et elle tient à ces deux notes musicales qui nous indiquent qu’on ne s’est pas débarrassé du mal. Et peu importe que celui-ci siège dans le corps de MacReady ou de Childs. Comme à la fin d’HALLOWEEN (1978) et la disparition quasi-magique du corps de Michael Myers.

Cette approche « soustractive » et précise se ressent-elle sur le plateau ? Vous l’avez vu sur un tournage Carpenter, au moment de VAMPIRES (1998)… control freak ou pas ?

Cela se passait à Santa Fe, au Nouveau Mexique. J’ai le souvenir d’une ambiance détendue et concentrée, bon enfant et précise. À l’image de Carpenter lui-même sur le plateau. On n’a pas du tout affaire à un cinéaste de la fébrilité, de l’improvisation, du doute. Les questionnements, il les a eus avant mais une fois que le tournage débute, il sait exactement ce qu’il veut et comment le filmer. Il ne dramatise pas du tout son « geste de cinéaste », en se le figurant comme important pour l’histoire de l’art et l’humanité, et ça favorise la sérénité de toute l’équipe. Il ramène vraiment l’ensemble de ses collaborateurs à une condition d’artisans. Sur le tournage de VAMPIRES (1998), cette approche n’a pas convenu à tout le monde, notamment à James Woods, acteur génial au demeurant mais issu d’une autre école. L’école de l’Actor’s Studio, qui veut qu’on répète beaucoup, qu’on aille puiser loin en soi les émotions du personnage, etc. Carpenter essayait de lui faire comprendre que ce n’était pas forcément la peine. Donc sans agir en control freak, disons que Carpenter m’a semblé œuvrer à « contrôler » James Woods, à le « cadrer » au maximum, afin de lui laisser un espace de liberté minimal. Par exemple, il faisait en sorte que la chaise de Woods soit toujours collée à la sienne, pour le garder à l’œil. Cajoler et canaliser sa diva, en somme. Regarder Carpenter évoluer sur un tournage, c’est être le témoin d’un plaisir enfantin de créer. Une joie d’artisan enthousiasmé par un métier et le goût du bel ouvrage. Il avance guidé par une vision claire de ce qu’il veut – on peut même parler de science à ce niveau ! –, ce que confirme toujours le résultat final. L’art de la mise en scène, c’est in fine l’art de savoir où placer la caméra par rapport à une action, et au moment du montage, savoir enchainer les plans et sentir à quel endroit couper.

En parlant de leçon de cinéma, on la trouve où la descendance de Carpenter selon vous ?

Carpenter est quelqu’un qui a profondément marqué les générations qui sont arrivées après lui, avec des cinéastes biberonnés à ses films. Une influence que certains n’ont pas toujours bien digéré et qu’on a pu voir régurgitée de façon plus ou moins dégrossie. Rappelons aussi qu’il appartient à une certaine génération : celle de Tobe Hooper ou Romero… Cronenberg, je le mets un peu à part : il est canadien, plus intello et très vite récupéré par le système académique et les festivals. Dès LA MOUCHE (1986) et FAUX SEMBLANTS (1988), on sent qu’il s’éloigne de cette petite bande à laquelle on l’avait d’abord cantonné, et dont il ne se sentait pas forcément proche. Mais pour en revenir à la question de la descendance de Carpenter, on sent en voyant, et même en écoutant un film comme IT FOLLOWS (2014) que David Robert Mitchell a grandi avec son cinéma qu’il a adoré et dont il s’est nourri…Mais on trouve aussi des traces de son style précis chez Craig Zahler, TRAÎNÉ SUR LE BITUME (2018) par exemple, ou dans la première partie de BARBARIAN (2022) de Zach Cregger.

Oui, je pensais très fort à IT FOLLOWS (2014), que j’ai beaucoup aimé : l’action commençant près de Détroit, dans un pavillon dont le numéro est « 1492 » – date qui peut rappeler la charge critique de THE FOG (1980) quant à la fondation des États-Unis – dans une banlieue à la HALLOWEEN (1978), filmée de façon un peu similaire, sans oublier ce thème de la contagion par contact cher à THE THING (1982), film marqué par les années SIDA… Cette « poétique Carpenterienne » donne un côté anachronique à IT FOLLOWS (2014), qui cultive d’ailleurs un flou quant au temps de l’action.

Oui, mais en deçà des thèmes, la mise en scène hérite beaucoup de Carpenter. Puis il y a l’utilisation du Scope Panavision…

Halloween (1978)

Ou des éclairages derrière les acteurs…

Exactement. Mais prenons NOPE (2022) de Jordan Peele. Pour moi, il marque bien la différence entre ceux qui ont compris Carpenter, et ceux qui s’en emparent de façon très superficielle. C’est pour moi le cas de Jordan Peele, qui reste vraiment un enfant de Spielberg, or politiquement, on ne peut pas marcher à la fois dans les pas de Spielberg et dans ceux de Carpenter, ce n’est pas possible. Ça donne au cinéma de Peele un côté trop poli ; on sent qu’il n’ose pas, là où Carpenter s’autorise à aller vers la série B, le gore, la trivialité pour aller chercher l’image qui marque…Et puis la précision de la mise en scène suppose une précision de l’idée et de ce qu’on veut raconter. NOPE (2022) me semble l’antithèse de cela.

Même en ayant beaucoup aimé NOPE (2022), j’entends votre critique. Cette idée de radicalité me fait penser qu’à un moment du livre, vous parlez d’ASSAUT (1976) en pointant la différence entre des cinéastes « gentillets » dont les personnages nous alertent sur les dangers que courent les enfants – et alors on pense à Spielberg –, et un Carpenter qui n’hésite pas à tuer une fillette à l’image, dès les premières minutes du film, sans se contenter d’effets d’annonce…

Carpenter s’inscrit dans la série B et dans les pas de Hawks, dans une espèce de refus du sentimentalisme, de l’image qui réconcilie à tout prix. En cela, il s’oppose vraiment à Spielberg, Shyamalan, et Jordan Peele, qui sont des cinéastes de la sentimentalité et de la réparation. Carpenter n’est pas un idéaliste, c’est un pessimisme lucide qui considère que le Mal est toujours là, dans les parages, prêt à contaminer et à corrompre une humanité ontologiquement fragile. Autant je peux aimer le mélodrame, autant la sentimentalité me rebute. Elle relève d’une connivence émotionnelle avec le spectateur qui peut parfois empêcher le réalisateur d’aller jusqu’au bout d’une idée. La peur de plaire ou déplaire n’infuse pas du tout le cinéma de Carpenter. Prenons le prologue d’HALLOWEEN (1978), avec le meurtre inaugural : je ne connais pas beaucoup de cinéastes qui auraient démasqué ainsi cet enfant au visage d’ange, pour s’en éloigner, en refusant absolument de jouer la carte de l’innocence ou de la sentimentalité. Cette approche, c’est celle de MAUVAISE GRAINE (1956) de Mervyn LeRoy ou du remake Carpenterien du VILLAGE DES DAMNÉS (1995). La question du Mal, et de sa source, passionne Carpenter, et il ose le situer du côté des enfants blondinets du village, chez un Michael Myers au physique angélique, ou encore dans le chien a priori adorable de THE THING (1982). La séquence qui ouvre ce dernier film nous place du côté de la victime, en l’occurrence ce chien poursuivi par deux tueurs en hélicoptère, et la suite prouvera qu’on n’a pas su lire cette image. Comme si on avait été victime de notre propre sentimentalité. Chez lui, le Mal peut prendre tous les visages.

Oui, d’ailleurs votre interview avec lui prend un petit tournant métaphysique à un moment donné. C’est cette réponse où Carpenter en appelle très flegmatiquement à la théodicée en vous glissant « c’est quand même un problème philosophique de concilier l’existence de Dieu, et le fait qu’il permettrait le Mal »…

Cela prouve les questions de fond que se pose Carpenter au travers de ses films. Nous-autres européens baignons plutôt dans un cinéma d’auteur qui pense souvent très fort avec des notes d’intention qui ne correspondent pas toujours à ce que montrent et disent les films, et cette espèce de boursouflure du statut de l’artiste et de l’auteur par rapport aux œuvres qui restent parfois de tout petits films. Carpenter appartient à cette tradition que Scorsese appelait celle des « auteurs contrebandiers » qui s’avancent masqués derrière une forme générique, peu importe que soit celle du film d’horreur, du western ou du polar. Une approche d’apparence artisanale qui ne manque pas d’élégance et en réalité d’intelligence. D’intelligence politique et de profondeur existentielle. Regardez INVASION LOS ANGELES (1988). Combien de films ont su dire aussi bien et aussi nettement la décennie des années 1980 et son capitalisme triomphant ? Ou son désir de réactiver le modèle des années 1950 comme dans CHRISTINE (1983) ? Romero m’a toujours inspiré la même impression. Ce sont de grands cinéastes qui avancent l’air de rien.

Des hommes d’action et non de discours, qui s’imposent par le faire plutôt que par le dire… comme leurs héros. Ce qui m’amène à la question du moment où vous découvrez Carpenter : par quel film – quelle scène même –, s’impose-t-il à vous ?

Je suis de la génération des vidéo-clubs et j’ai découvert le cinéma par ce biais. Je suis rentré en cinéma pourrait-on dire par ce qu’on appelle « les films de genre », concept qui me semble peu intéressant en soi, mais qui servait déjà à catégoriser les fims. Le premier film de Carpenter que je vois en salle doit être THE THING (1982) et à l’époque j’adore le cinéma d’horreur, que je loue beaucoup en vidéo-club. Je me souviens encore de cette séance, et de l’affiche française – horrible – avec cette espèce d’os à moelle rougeâtre et sa tagline « 12 hommes en proie à la chose », qui avait de quoi laisser perplexe. Et là, le choc thermique ! Pour moi, c’est comme ça que le nom Carpenter s’est imposé. En bon européen, je choisissais déjà mes films en fonction des réalisateurs, pas du tout des acteurs… et c’est à ce moment que le nom de John Carpenter s’est gravé dans ma mémoire. Je me souviens d’un festival au cinéma L’Escurial, peu de temps après, avec une sélection « de genre » et de cinéastes qui n’étaient pas encore reconnus, comme Wes Craven, Brian de Palma, Romero, Cronenberg. Je vois que ce fameux Carpenter qui a signé THE THING (1982) y est programmé avec THE FOG (1980) et ASSAUT (1976). Je comprends qu’en l’espace de quelques années, il a réalisé ces trois films incroyables, et j’en découvre deux dans la petite salle du haut, à l’Escurial. C’était fini… j’étais happé.  Quant à vous évoquer une séquence en particulier, je pense immédiatement aux ouvertures, dont il a le génie. Celle de THE THING (1982), avec le chien, celle de HALLOWEEN (1978), dont on a parlé, celle de Christine, avec cette chaîne de montage à Détroit, ou encore THE FOG (1980) qui m’est longtemps resté en tête. Pourquoi ? Parce que pour moi, c’est la meilleure définition de ce que vit un spectateur de cinéma. À tel point que j’ai choisi d’ouvrir mon dernier livre, Qu’elle était verte ma vallée (Ndlr : aux éditions Magnani, 2022) avec un photogramme du film. Vous vous en souvenez : les enfants attendent assis dans le noir, autour d’un feu, sur une plage. C’est la nuit, une montre pend, qu’un vieil homme saisit et referme. C’est ça le cinéma : la sensation que le temps suspend sa course et le retour à des émotions enfantines. Le désir paradoxal de frissonner, doublé d’une certaine réticence à ressentir cette peur. Puis l’art de raconter des histoires surtout, un savoir-faire issu de la tradition orale des contes, incarné par ce vieux marin qui prend la parole. Alors la caméra s’élève doucement, passe la crête de la montagne, et arrive sur l’océan pacifique, ou apparaît le titre « The Fog ». La meilleure façon d’expliquer ce qui se passe quand on entre dans une salle de cinéma et le franchissement mental de la fameuse rampe.

Ce site du film THE FOG (1980) n’a pas facilité la tâche à Carpenter, au moment du tournage, mais c’est un lieu intéressant…

Je n’ai pas pu m’empêcher d’aller le voir de mes yeux, bien sûr ! Cette séquence et les scènes du phare ont été tournées aux environs de Point Reyes, à 80 km de San Francisco, non loin de Bodega Bay, lieu de tournage des OISEAUX (1962) de Hitchcock et de certaines séquences du VILLAGE DES DAMNÉS (1995). Je me suis donc rendu là-bas, et ce qu’il y a de fascinant, c’est que quand on longe la côte où Carpenter a tourné THE FOG (1980), le brouillard apparaît. C’est émouvant et un peu magique de voir le soleil se coucher, et le brouillard qui descend lentement sur la côte pacifique. Et la séquence de la supérette au début, a été tournée à Laurel Canyon, à Los Angeles, dans un petit supermarché qui existe encore.

C’est drôle, parce que Carpenter s’est beaucoup plaint des difficultés à maîtriser le brouillard justement….

C’est vrai, ils sont passés par du montage à l’envers, après avoir laissé la brume se déployer dans la ville, le phare, etc. Ce fut très compliqué. Seulement le résultat est là, avec une séquence inoubliable… Carpenter reste un grand inventeur de plans cinématographiques – des plans iconiques, extrêmement précis qui restent en tête –, là où Cronenberg, par exemple, me semble plus un formidable inventeur de motifs qu’un grand cinéaste.

Avant de lire votre livre, j’ignorais qu’on se trouvait dans le voisinage du lieu de tournage des OISEAUX (1962) de Hitchcock, et c’est vrai que vous montrez bien tout ce qui rattache les deux films…

Oui, puis John Carpenter n’est pas un cinéaste qui craint de reconnaître ses dettes, qu’il s’agisse de Jack Arnold ou de Hitchcock avec ces deux œuvres clefs que sont PSYCHOSE (1960) ou LES OISEAUX (1962). La première reste l’un des premiers films d’horreur moderne, et Carpenter va en reprendre la ligne directrice avec HALLOWEEN (1978). Quant à la seconde, on peut dire qu’elle fonde le film catastrophe, post-apo etc. auquel appartient THE FOG (1980). Avec ces deux films-là, Hitchcock a posé les bases du cinéma d’horreur moderne. LA NUIT DES MORTS VIVANTS (1970) de Romero s’avère aussi un film hitchcockien de ce point de vue-là. Quant à ASSAUT (1976), on le sait, c’est la rencontre de LA NUIT DES MORTS VIVANTS (1970) et de RIO BRAVO (1959) de Hawks.

Oui, vous analysez bien ce télescopage dans le livre, en soulignant l’absence de contrechamp : si les assaillants du Central 13 confinent à une menace surnaturelle digne d’un film de Romero, c’est parce que, contrairement à un affrontement western, Carpenter montre très peu les auteurs de la fusillade, en se concentrant sur le camp des victimes…

Oui, et il suffit d’écouter Carpenter qui a reconnu qu’il avait toujours voulu tourner des westerns, sauf qu’il est né trop tard. N’oublions pas que l’un des premiers scénarios qu’ait écrit Carpenter lorsqu’il étudiait à UCLA s’intitulait « The Resurrection of Bronco Billy » ! Puis pour Hollywood, il appartenait à la série B… S’il avait été un cinéaste plus mainstream, il aurait sans doute pu espérer tourner des westerns tardifs, mais ça n’a pas été son cas. Et n’ayant pu tourner aucun western à proprement parler… il va en mettre un peu partout, inviter le genre dans tous ses films. Il avait d’ailleurs écrit un script pour John Wayne, qui n’a jamais pu se faire parce que l’acteur était déjà malade. Ses influences se trouvent du côté de RIO BRAVO (1959) de Hawks (Ndlr : Carpenter s’est d’ailleurs parfois crédité sous le pseudo James T. Chance au montage) et son EL DORADO (1966) mais aussi FORT BRAVO (1953) de John Sturges, autre cinéaste dont la précision de la mise en scène a fortement marqué Carpenter – je pense à l’ouverture de STATION 3 : ULTRA SECRET (1965) ou celle d’UN HOMME EST PASSÉ (1965) qui évoquent celles de NEW YORK 1997 (1981) ou d’INVASION LOS ANGELES (1988). Et n’oublions pas SEULS LES ANGES ONT DES AILES (1939), de Hawks encore, dans lequel on retrouve la matrice de tous les groupes de professionnels des films de Carpenter, qu’il s’agisse des chercheurs de THE THING (1982) ou des flics d’ASSAUT (1976). Un film dans lequel on retrouve aussi le modèle de la femme Carpenterienne.

C’est vrai que la femme du cinéma de Carpenter rappelle la femme des films de Hawks. Elle est l’égale des hommes, et comme on le disait des enfants, elle peut commettre le Mal, trahir un Snake Plissken, etc. Cette perspective égalitaire fait d’ailleurs écho à la collaboration soutenue de Carpenter avec Debra Hill…

Oui, la femme Carpenterienne, c’est, pour le dire vite, un prolongement de la femme Hawksienne. Que ce soit Laurie Zimmer dans ASSAUT (1978), Adrienne Barbeau dans THE FOG (1980) ou NEW YORK 1997 (1981), Lauren Hutton dans le téléfilm MEURTRE AU 43EÉTAGE (1978) ou Jamie Lee Curtis dans HALLOWEEN (1978), toutes ces femmes sont hawksiennes. Rien ne le distingue des hommes, si bien que la question du rapport hommes/femmes ne l’intéresse pas. La femme apparaît par essence indépendante, dotée de la même capacité de réagir et se montrer héroïque. C’est vraiment un aspect que Carpenter hérite de Hawks, en même temps que son professionnalisme et son intérêt pour ce qui va venir souder ou diviser un groupe. D’ailleurs THE FOG (1980) est un film qui repose énormément sur ses personnages féminins…

Et alors, ce que j’aime dans votre analyse de THE THING (1982), c’est que vous montrez bien – en mobilisant Kristeva ou les thèses de Barbara Creed sur ALIEN (1979) de Ridley Scott – que c’est paradoxalement aussi le cas de ce film au casting 100% masculin (Ndlr : mis à part la voix d’Adrienne Barbeau prêtée à l’ordinateur qui joue aux échecs) !

Absolument. L’important avec Carpenter, c’est que c’est un cinéaste du hors champ. Et ce qui est hors champ envahit tout chez Carpenter – de façon omnipotente. C’est ce qui fonde la puissance d’un Mike Myers ou des assaillants du Central 13. Ces derniers sont la raison d’être du film, ils écrasent l’unité de police de leur puissance, mais on ne les voit presque jamais. Et la composition exclusivement masculine de l’équipe de THE THING (1982) doit justement nous interroger sur le féminin, mais le féminin comme puissance, comme refoulé, comme trauma. Où se loge-t-il dans le film ? C’est une question passionnante.

John Carpenter

Oui, et par rapport à cette idée d’omnipotence du hors champ, vous soulignez bien l’ubiquité d’un Mike Myers, qui peut surgir partout, mais qu’on ne voit jamais entrer dans le champ… Le montage le fait littéralement apparaître.

C’est ce qui rend HALLOWEEN (1978) si opérant. Michael Myers tient presque de la figure vampirique, capable de se téléporter absolument partout. Entre le moment où on le quitte au début du film, déguisé en clown à huit ans, et où on le retrouve au sortir de l’hôpital psychiatrique, on sent que le Mal a fait son travail, et l’a transformé en prédateur quasi surnaturel. J’avais beaucoup travaillé cette question à l’époque, car c’est l’élément qui me passionnait chez Carpenter et ça a donné le chapitre « Le montage de la peur » dans le livre et cette formule : « le montage de la peur, c’est la peur du montage »... Il me semble que le montage dans le cinéma de la peur hérite d’un film matriciel qui est L'INVASION DES PROFANATEURS DE SÉPULTURES (1956) de Don Siegel. Ce film a marqué Carpenter et tous les cinéastes de sa génération, Joe Dante & co. On parlait de l’importance de PSYCHOSE (1960) et des OISEAUX (1962) pour la modernité, mais il ne faut pas non plus négliger le film de Siegel, un chef d’œuvre absolu comme en témoignent aussi les multiples tentatives de remakes, et on peut d’ailleurs considérer THE THING (1982) comme une énième réécriture du film de Siegel. Dans L'INVASION DES PROFANATEURS…(1956), on a très peu de moments intermédiaires qui trahissent le passage du même à l’autre… sous les apparences du même. Simplement quelques séquences où les cosses se forment, que le Dr Miles Bennell détruit avec sa fourche. Carpenter reprend cet élément et en fait un problème de cinéma : qu’est-ce qui nous garantit au cinéma, l’intégrité d’un personnage d’un bout à l’autre du film ? La continuité des identités ? Le pacte implicite passé avec le spectateur qui prend pour acquis le fait qu’un acteur qui sort du plan est le même lorsqu’il revient dans le plan suivant ? Question qu’à titre personnel, je ne m’étais jamais posé avant de regarder HALLOWEEN (1978), et ensuite – parce que je l’ai vu bien après – le film de Siegel. Dans HALLOWEEN (1978), ce qui nous fait peur, c’est de ne plus avoir Myers sous les yeux. Lorsque le montage le ressuscite, c’est presque une délivrance, si on analyse son propre affect, parce que la tension explose et qu’on assiste enfin au meurtre tant redouté. D’où la phrase géniale de THE THING (1982) : « Je veux vous avoir sous les yeux tout le temps. » À l’époque, quand je réfléchis à ça de façon un peu méta, je me dis que c’est la définition même du plan-séquence : MacReady appelle de ses vœux un plan séquence, demande à ce que personne ne sorte du plan, parce que le pacte de la continuité identitaire est rompu, et que tout acteur qui sort du champ devra faire un test sanguin s’il veut prouver qu’il n’a pas changé de nature. Et c’est une idée géniale… Une idée qu’on retrouve d’ailleurs dans plusieurs films : INVASION LOS ANGELES (1988) reformule ce problème de l’identité, pour quiconque ne disposerait pas des lunettes, PRINCE DES TÉNÈBRES (1986) également et même GHOSTS OF MARS (2001) où se pose la question de la contamination par l’espèce d’esprit malin qui se matérialise en brouillard rouge contagieux. Je me souviens de cet article des Cahiers du cinéma au moment de la sortie d’INVASION LOS ANGELES (1988) : Nicolas Saada l’avait intitulé « John Carpenter, la sentinelle », une formule formidable ! Il avait tout à fait raison, et nous en avions ensuite parlé longuement, lui et moi : le héros Carpenterien, sa position, c’est celle d’être à l’avant-poste du combat contre le Mal, sans l’avoir choisi. Prenons John Nada dans INVASION… (1988), il n’aspire qu’à se mettre à l’abri, trouver un boulot, et pourtant, il va se retrouver placé en position de vigie des périls du capitalisme débridé. La sentinelle, c’est celui qui a la chance, ou la malchance de perdre ses œillères au milieu d’une population qui fait tout pour ne pas regarder le Mal en face. C’est ce qui rend la métaphore du film si éloquente : une simple paire de lunettes, mais il fallait y penser ! Et rappelons cette séquence homérique, de combat entre Nada et son ami… On peut penser à L’HOMME TRANQUILLE (1952) de John Ford, mais peu importe, le plus intéressant c’est la façon dont Carpenter transforme une séquence de baston de série B, une rixe digne de deux catcheurs, en enjeu métaphysique. Il faut sept ou huit minutes de baston pour que l’autre accepte de regarder, parce que c’est dur de voir ! L’enjeu caché de cette séquence c’est le regard, au sens d’une clairvoyance et donc d’une vigilance qu’on accepte d’assumer. C’est compliqué d’enlever ses œillères, de sortir du déni… Les héros de Carpenter sont souvent ces braves que rien ne prédisposait à lutter, des « Nada » issus du prolétariat qui se retrouvent parachutés en sentinelles d’un Mal qui progresse sur terre, comme John Nada ou Stevie Wayne dans THE FOG (1980), spectatrice de l’avancée de la brume depuis son phare. Ces personnages sont mis en position d’alerter l’humanité, et cette lucidité couteuse, Carpenter a l’idée géniale de la mettre en scène à travers une pure séquence de série B. C’est très difficile de regarder la réalité en face, et quand enfin, on enfile les lunettes, ça fait mal à la tête. Alors beaucoup préfèrent la jouissance du faux à la violence du vrai. Ça annonce ce faux steak qui a le goût du vrai de MATRIX (1999) des Wachowski.

INVASION LOS ANGELES (1988) ou la Caverne de Platon à la sauce catch… L’autre conversion de regards, ce sera celle de la critique académique sur Carpenter peu de temps après la parution de votre livre.

Du Platon à la sauce catch, exactement. Et c’est prodigieux ! On a affaire à un film à petit budget, avec des acteurs inconnus, dont des anciens catcheurs comme Roddy Pipper, et pourtant, que d’intelligence dans les choix opérés ! Celle d’un grand cinéma américain, un cinéma que le critique Manny Farber oppose à celui des « éléphants blancs », c’est-à-dire les œuvres prétentieuses et affectées dont raffolent les instances académiques de légitimation, des cinéastes panthéonisés par les festivals et les cérémonies officielles. À cet art des dorures, des « auteurs » proclamés et d’œuvres qui se veulent totalisantes, façon William Wyler, Haneke & co, Farber opposait l’art « termite », auquel se rattache exemplairement Carpenter, un art ingénieux, féroce, qui éclate et sidère par son énergie et par sa capacité à surgir là où on ne l’attend pas, à bousculer les hiérarchies, à venir salir le tapis. C’est John Nada débarquant dans une banque en mâchant du chewing-gum dans INVASION LOS ANGELES (1988) ou Snake Plissken bien sûr, refusant in fine la main condescendante du pouvoir qui lui est offerte à la fin de NEW YORK 1997 (1981). Aujourd’hui en revanche, il y a une sorte d’injonction à élever les cinéastes de genre, à les promouvoir immédiatement au rang de super auteurs, d’« éléphants blancs » si on veut, qu’ils se nomment Jordan Peele ou Ari Aster…. John Carpenter a vécu un état de l’industrie où ce n’était pas un enjeu. Une époque où l’on pouvait s’adonner à son « art termite », sans se justifier, et dont il a tiré une grande liberté d’ailleurs. Carpenter pour moi, c’est un grand cinéaste de l’art termite. Il vient de Walsh, de Fuller, de Siegel avec cette sécheresse et cette précision… Et peu de temps après la sortie du livre, en effet, il va changer de statut. Ça passe par la rétrospective à la Cinémathèque Française, puis par des revues mainstream qui soudain, s’emparent de sa carrière. Malheureusement, comme souvent avec l’académie, le revirement est tardif, et la prise de conscience intervient au moment où le réalisateur a perdu un peu, voire beaucoup, de son mojo. Craven, Romero, Argento, tous ces cinéastes ont connu le même sort et subi le même malentendu, pour ne pas avoir été reconnus à l’heure. Alors les néophytes découvrent un nom avec perplexité « ah bon, ce cinéaste est génial ? » avant d’en faire l’expérience en salle avec un film mineur comme GHOSTS OF MARS (2001). Et la déception est grande. Certes, en tant que Carpenterien fidèle, j’ai de l’affection pour ce film récapitulatif. Mais en le voyant, on ne peut pas nier le fait que ce film n’est pas au niveau de ses précédents. Et je ne parlerai pas de THE WARD (2011) ou de son travail pour MASTERS OF HORROR (2005-2007), des productions dans lesquelles il s’est lancé pour de mauvaises raisons à mon avis, commerciales. Dans GHOSTS OF MARS (2001), les premiers signes de déclin apparaissent, de fatigue de Carpenter à l’égard du milieu hollywoodien et je ne parle même pas de la qualité de jeu des acteurs. Après tout, on est dépendant de la qualité des comédiens de sa génération, et dans les années 80-90, Carpenter a – du côté de la série B – accès à de meilleurs acteurs. Jeff Bridges, Sam Neill vont passer chez lui, etc. Or dans les années 2000, c’est fini, et pour faire financer son film, il fait appel à un rappeur comme Ice Cube, à un Jason Statham au jeu catastrophique… Les thèmes sont les siens, et les signaux au vert, mais rien ne fonctionne vraiment. Et quand on regarde le film de plus près, on ne peut que s’étonner. Au niveau du montage, on ne retrouve pas cette précision dont nous parlions… quand j’ai vu qu’il osait deux-trois fondus enchaînés sans aucun sens, je me suis dit « Ok, on l’a perdu ». Idem pour quelques moments de caméra portée… Carpenter s’est montré bien meilleur sur des films de commande.

Comme CHRISTINE (1983), que je vous ai vu présenter au Forum des Images en 2019 et dont vous avez bien expliqué qu’il constituait un puissant commentaire sur les années 80, sous couvert de parler des années 50…

Exactement, j’ai beaucoup d’affection pour CHRISTINE (1983), que je trouve prodigieux. On connait l’histoire : le roman de Stephen King ne l’intéresse pas plus que ça, mais Carpenter doit se refaire après l’échec de THE THING (1982) et accepte la proposition de Richard Kobritz qui en acheté les droits (Ndlr : Kobritz avait été le producteur exécutif de son téléfilm MEURTRE AU 43E ÉTAGE (1978) mais cette commande donne le superbe long métrage qu’on connait.

Oui, je ne suis pas du tout d’accord avec le mea culpa que Carpenter vous sert au cours de l’interview du livre, jugeant le film peu effrayant, et regrettant de ne pas avoir gardé l’idée des dialogues avec l’ancien propriétaire en décomposition sur la banquette arrière. Le résultat aurait été grotesque à mon avis, et surtout, Christine gagne en omnipotence, du fait de ce choix-là, devenant la grande prédatrice du film, l’équivalent de la Chose. Une prédatrice féminine d’ailleurs… Ferraille fatale.

Il ne faut pas oublier que Carpenter naît à la fin des années 40, exactement comme Stephen King ou Joe Dante, et c’est donc l’enfant d’une certaine Amérique, avec ses peurs de l’autres, sa conception de l’ennemi. Carpenter a été gamin dans les années 50 et adolescent dans les années 60, c’est-à-dire sous les lois Jim Crow, qui ne seront abrogées qu’en 1964. Il vit donc la ségrégation raciale dans le Kentucky où il grandit… Et autant Joe Dante nourrit une forme de nostalgie attendrie pour les années 50 – pensons à un film comme PANIQUE SUR FLORIDA BEACH (1993) – autant John Carpenter porte un regard critique sur ces années-là. CHRISTINE (1983) constitue pour moi le coming out de Carpenter sur cette époque. La seule nostalgie qu’il a de cette période, c’est du côté des films. L’INVASION DES PROFANATEURS… (1956) , La Créature du Lac Noir ou LA FUSÉE DE L’ÉPOUVANTE (1958) d’Edward L. Cahn, eux-mêmes très critiques en leur temps.

Ou LA MÉTÉORE DE LA NUIT (1953)…

Bien sûr, Jack Arnold et tous les films de monstres en général ! Mais Carpenter ne garde rien d’un point de vue sociétal ou des mœurs, de cette période des années 50 conçue comme faste. Un pseudo « âge de la grandeur » que les années 80 vont vouloir réactiver. C’est la fameuse phrase de Baudrillard : « La résurrection trompe-l’œil de la scène primitive américaine » (Nldr : « L'Amérique entière est devenue californienne, à l'image de Reagan. Ancien acteur, ancien gouverneur de Californie, il a étendu aux dimensions de l'Amérique la vision cinématographique et euphorique, extravertie et publicitaire, des paradis artificiels de l'Ouest, […] installé une sorte de chantage à la facilité, renouvelant le pacte primitif américain de l'utopie réalisée. » explicite juste avant Jean Baudrillard dans le texte « La fin de la puissance » évoqué ici par J-B. Thoret, issu de l’essai Amérique, Grasset & Fasquelle, 1986). Sans refaire l’histoire américaine, les années 80 signent une volonté, avec l’arrivée au pouvoir du camp républicain derrière le démocrate Jimmy Carter, de réactiver des valeurs des années 50. Ronald Reagan débarque en 1981 et en appelle au patriarcat, à la famille, la puissance, l’armée, le culte du corps, la peur d’un Autre à refonder, pour évacuer les années autocritiques qu’a constitué la décennie 65-77, en gros. Son projet consiste à ressusciter un aplomb et une gloire qui ne doute pas d’elle-même, celle des années 50 et des certitudes de la guerre froide face à un ennemi bien identifié. Et Carpenter va s’inscrire en faux, un peu comme Clint Eastwood lorsqu’il situe UN MONDE PARFAIT (1993) en 1963, le jour de l’assassinat de Kennedy et qu’il dynamite ce mythe des fabulous fifties tellement familiales ou progressistes, parce qu’enfin, chaque ménagère aurait eu accès à un frigidaire. Tourner CHRISTINE (1983), c’est opérer un détournement similaire. Et s’offrir un commentaire sur les années 80 dès que la Plymouth Fury 58 apparaît, réminiscence rutilante des années 50, des teenage movies et de la voiture triomphante, de la société de consommation aussi – on part d’ailleurs d’une chaîne de montage dans une usine – pour muer cette fameuse voiture en figure du Mal. Et donc, à une époque où Reagan et les républicains proposent de rejouer les années 50 « en mieux », Carpenter répond « les années 50, c’est aussi Christine. Les années 50, c’est le Mal. » Pour faire court, Christine c’est l’esprit maléfique des années 1950 qui vient détraquer une décennie, les années 1980, qui pourtant la fantasme et cherche à la rejouer.

Une idée intéressante que vous avancez dans le livre : malgré un certain classicisme, Carpenter ne reste pas enfermé dans la science-fiction des années 50 et 60, pour laquelle l’irruption du monstre ou des extra-terrestres va entraîner des perturbations au sein d’une situation initiale posée comme harmonieuse. En étudiant plusieurs séquences introductives, vous expliquez que chez Carpenter, le ver est toujours déjà dans le fruit…

Oui. C’est la grande idée de Serge Daney, dans un texte que j’ai beaucoup aimé, le fameux « Matière grise » où il analyse LES DENTS DE LA MER (1975) de Spielberg (Ndlr : Serge Daney, « Matière grise – Jaws de S. Spielberg » in Cahiers du cinéma n° 265, mars-avril 1976) un film qu’il considère comme héritier d’un certain cinéma catastrophe, adepte du « désir d’en finir avec l’horreur, désir de retour à la normale ». On parle en effet d’un cinéma du statu quo : un cinéma qui fait surgir la menace, robotique, extra-terrestre, monstrueuse – implicitement communiste – avec le présupposé intellectuel d’un ordre préexistant, que cette force antagoniste viendrait contrarier, d’où une dimension réactionnaire ou conservatrice de ce cinéma. Le monstre comme agent du statu quo puisqu’il provoque l’union de toutes les forces politiques et humaines, et un désir de retour à l’ordre. Cette tradition des années 50 va renaître au mitan des années 1970 avec LES DENTS DE LA MER (1975) et des films où tout est parfaitement identifié : le bien et le mal, l’Amérique et l’ennemi, le champ et le hors-champ… En cela, John Carpenter apparaît comme relié aux années 70, même de façon imparfaite. Il n’idéalise pas du tout les années 50, qu’il a vécues, avec leurs injustices sociales, économiques et politiques. Il a par ailleurs traversé les années 70 désenchantées et leur scepticisme chronique à l’égard de tout système constitué, et peu importe qu’il soit politique, économique, idéologique ou médiatique. En cela, il se rapproche de Romero, Tobe Hooper avec MASSACRE À LA TRONÇONNEUSE (1974), ou Wes Craven, c’est-à-dire un cinéma d’horreur « progressiste » que le brillant article de Daney met volontairement de côté. Quand on regarde MASSACRE… (1974), on voit un film qui transpire les années 70 par tous les pores de sa pellicule, avec son esthétique réaliste qui confine au documentaire, sa pulsion eschatologique en lieu et place d’une utopie politique, là où Carpenter tourne en Panavision avec peu de caméra portée et de tremblé. Carpenter lui, avance donc masqué, derrière une forme de classicisme, un côté « vieille école ». Pourtant, comme Tobe Hooper, il dénonce l’absurdité du rêve américain. Chez Carpenter, l’ordre ne précède pas le chaos que va produire l’arrivée du monstre ou du mal, c’est plutôt le chaos qui précède éventuellement un désir d’ordre. Et c’est là tout le côté « progressiste » de son cinéma. Son œuvre s’avère en effet traversée de questions sociales, comme celles des inégalités raciales qui peuvent concerner Keith David dans INVASION LOS ANGELES (1988) avec cette critique plus générale du capitalisme arrogant ou de l’Histoire qu’on n’a pas regardée en face dans THE FOG (1980). Même avec THE THING (1982), on a la déconstruction du mythe du corps tel qu’il faisait son retour dans les années 80, sous Reagan. Il faut se souvenir que c’est la décennie, où Jane Fonda cesse d’être la pasionaria anti-Vietnam des années 70 pour se lancer dans des vidéos de fitness. Et le cinéma d’action des années 80 promeut un corps apollonien surpuissant, presque fascisant. Mais John Carpenter a ce côté anar’ de faire des films contre l’air du temps. D’où THE THING (1982) ou ALIEN (1979) de Ridley Scott qui sont des œuvres cousines, reliées notamment par Dan O’ Bannon qui avait co-scénarisé avec Carpenter le film DARK STAR (1974), dont il a repris des idées pour ALIEN (1979). Ces résurgences ont agacé Carpenter, qui a livré THE THING (1982) comme une forme de réponse à ALIEN (1979). Ces deux films ont ceci de commun qu’ils disloquent la mythologie du corps surpuissant. Un corps qui ne devient plus qu’un réceptacle, un corps jetable à la fois pénétrant et pénétré, masculin et féminin. Et c’est pourquoi j’avais mobilisé cette notion d’« abjection » chez Kristeva (Ndlr : développée dans Pouvoirs de l’horreur, Seuil, 1983). Cela dit, les figures négatives des fims de Carpenter se distinguent des zombies de Romero et du Leatherface de Hooper, qui sont en réalité les produits monstrueux d’une société malade, en ce qu’elles tendent à prouver l’existence d’un Mal pur, ce qui ne l’empêche par ailleurs pas de porter lui aussi le fer contre la société. Mais Carpenter, contrairement à Romero, Hooper ou Larry Cohen, croit à une irréductibilité du Mal, hors de toute cause de nature politique ou sociale. Je pense à ce que dit le Docteur Loomis, dans HALLOWEEN (1978), au shérif de la petite ville d’Haddonfield. Il parle de Michael Myers, dont il s’occupe depuis longtemps, comme du Mal à l’état pur. On est loin d’une explication politique ou psychologique. Ici pas d’explication sociétale ou de trauma originel – un aspect que Rob Zombie décalera, ramenant HALLOWEEN (1978) en territoire hooperien dans son formidable remake du film. Et lorsque Christine apparaît sur la chaîne de montage de l’usine de Detroit, on entend « Bad to the Bone » de George Thorogood & The Destroyers. C’est limpide : l’essence maléfique de la voiture, un Mal métaphysique. On voit combien le cinéma de Carpenter avance sur deux pieds et tente de concilier une idée qu’on pourrait juger conservatrice voire puritaine (le Mal pur existe) avec celle, plus rattachée aux années 1970, d’un Mal intérieur, déjà là, immanent et capable de s’emparer de n’importe qui. L’Anti-Dieu de Prince des Ténèbres et les SDF de Los Angeles.

Kurt Russell dans The Thing (1982)

Pour revenir à cette idée d’un cinéma qui dynamite le mythe du corps, et cultive un côté anar’, tout en souhaitant réussir commercialement, et se faire une place à Hollywood, ça me rappelle la période américaine de Paul Verhoeven… Mais à la différence de Verhoeven, Carpenter reste américain et attaché à son pays, là où la critique française l’a parfois caricaturé comme « anti-américain » et rebelle absolu…

Et c’est ridicule, vous avez raison. Pour le dire un peu brutalement : chez nous, c’est souvent la condition d’acceptation par l’académie critique. Pour être un bon cinéaste américain, il faudrait être anti-américain, et par « anti-américain », on entend de gauche, au sens français du terme. Je me souviens que dans les années 1990, beaucoup de cinéastes américains qui venaient faire leur promo en France, se sentaient obligés de dire, parfois spontanément, qu’ils étaient opposés à George Bush, comme une sorte de préalable nécessaire à toute discussion. Sauf qu’on ne peut que déplorer cette espèce de torsion de l’œuvre qui produit souvent des contresens incroyables et qui a souvent mis en porte à faux une certaine critique avec les films de Siegel, de Peckinpah, de Vidor, de Friedkin, de Cimino, d’Eastwood et même de Ford ! Or la liste des grands cinéastes dits « de droite » est longue et le malentendu provient du fait qu’on ne peut plaquer mécaniquement une lecture politique française sur les États-Unis, sinon à travestir, déformer une œuvre et un propos. Regardez Vidor, c’est NOTRE PAIN QUOTIDIEN (1934) et LE REBELLE (1949), Eastwood c’est JOSEY WALES HORS-LA-LOI (1976) et AMERICAN SNIPER (2014), Ford c’est LA CHEVAUCHÉE FANTASTIQUE (1939) et LES CHEYENNES (1964)… De façon un peu caricaturale, je dirais que Carpenter, comme Eastwood, est un « anar’ de droite », un libertarien conservateur, un anti-capitaliste américain. La liberté avant l’égalité. On peut comprendre un peu de cela en observant la façon dont il traite, comme Peckinpah d’ailleurs, la question du groupe et du collectif. Un cinéma traditionnellement de gauche c’est un cinéma qui valorise le collectif, qui croit aux porte-parole, et aux bienfaits de la dissolution de l’individu dans l’action collective. Regardez LE CONVOI (1978) de Peckinpah : Kris Kristofferson refuse de devenir un porte-parole en répliquant qu’il n’y a rien de pire que d’avoir à parler pour quelqu’un d’autre. Pour Carpenter, qui reste un cinéaste profondément américain, il n’y a que l’individu qui compte et sa liberté inaliénable. Les actions de Snake Plissken auront peut-être un effet bénéfique pour la société, mais elles sont d’abord et avant tout le fruit d’une motivation et d’une détermination strictement individualistes. Plissken n’agit que pour son compte et peu importe que ses propres intérêts croisent, ou non, ceux des autres. Chez Carpenter, comme chez Romero, le groupe est traversé d’oppositions, de conflits, il contient toujours les germes de son implosion. Mais à la différence de Romero pour qui l’Autre, le zombie, est l’écho de nous-même, chez Carpenter, encore une fois, une différence de nature nous oppose au Mal.

Dans son cinéma, le groupe s’avère souvent instable en effet… et appelé à se redéfinir en fonction de l’action individuelle, comme l’opposition flics/criminels qui ne survit pas aux événements d’ASSAUT (1976).

Exactement, et Carpenter se méfie de l’appartenance au groupe, jusqu’à GHOSTS OF MARS (2001) ! C’est la chanson de Brassens : « Le pluriel ne vaut rien à l'homme et sitôt qu'on est plus de quatre on est une bande de cons ». Ça c’est Carpenter, un cinéaste Maverick, de l’individu, ce qu’incarne tout particulièrement Snake Plissken. Snake Plissken, c’est Carpenter en fait. C’est-à-dire ce Maverick qui veut bien frayer avec le système, à savoir Hollywood pour Carpenter – ou le président pour Plissken –, mais en cultivant son indépendance. Et d’ailleurs, c’est intéressant que Snake Plissken soit borgne, un élément qui n’est jamais vraiment expliqué, mais qui n’en reste pas moins remarquable. Pourquoi cette particularité physique ? Peut-être parce que regarder, ça fait mal. Snake se dresse en borgne au milieu des aveugles, comme Adrienne Barbeau surplombe littéralement la ville, du haut de son phare. Symboliquement, les autres disposent de leurs deux yeux, mais ils ne s’en servent pas. Et qu’est-ce qui fait qu’un personnage de Carpenter devient un héros ? Sa décision d’accepter la tâche, comme John Nada dans INVASION... (1988), même si c’est à contrecœur ou de façon suicidaire comme à la fin de THE THING (1982) voire GHOST OF MARS (2001), lorsque Natasha Henstridge et les autres survivants concluent à la nécessité de retourner dans la gueule du loup. Et dans ASSAUT… (1978), on voit bien que le groupe n’a aucune homogénéité : qu’immédiatement, certains veulent livrer celui que le gang réclame… C’est très hawksien comme dynamique, d’où le fait que Bishop donne un fusil au criminel Napoleon Wilson, en hommage à RIO BRAVO (1959). Pour Carpenter, deux individus se révèlent dans l’action, au-delà de toute corporation. Être flic ou pas, ça ne compte plus. Les deux seules grandes catégories du cinéma de Carpenter, c’est la distinction entre ceux qui acceptent de se confronter au Mal, en sentinelles, et ceux qui s’abstiennent, détournant leur regard. Laurie Strode/Jamie Lee Curtis et le psy Samuel Loomis/Donald Pleasence constituent deux autres vigies que l’action d’HALLOWEEN (1978) va révéler : deux individus qui voient le Mal et acceptent d’y faire face. Ça donne cette séquence toute simple et prodigieuse où Laurie rentre de cours avec son amie. Ayant aperçu Myers dans un bosquet, elle tente d’attirer l’attention de sa camarade… en vain, l’autre ne voit pas. Les filles échangent des propos anodins, cartables à la main, le décor est tout ce qu’il y a de plus banal, et pourtant, la tension culmine, tant, en grand cinéaste, Carpenter pose la question du regard. Cette scène constitue presque la matrice de la bagarre d’INVASION LOS ANGELES (1988). L’enjeu est le même !

En parlant d’abstraction, vous osez présenter L’ANTRE DE LA FOLIE (1994) comme le « CITIZEN KANE (1941) du film d’horreur » et il ne vous contredit pas…

Je dois avouer mes réticences sur ce film. C’est un script de Michael De Luca, fan de fims d’horreur, qui apporte à Carpenter une matière qui me semble un peu trop réflexive pour lui. Brillante mais trop méta. Bien sûr, on peut soumettre plusieurs films de Carpenter à de telles lectures, mais ce n’est pas leur but premier, ni leur qualité essentielle, là où L’ANTRE DE LA FOLIE (1994) développe un discours sur l’horreur en tant que genre et porte en lui, peut-être à son corps défendant, un désir récapitulatif. D’où la comparaison avec CITIZEN KANE (1941) qui me semble aujourd’hui un peu hors-sujet puisque le film de Welles invente une forme de modernité que je n’identifie pas dans L’ANTRE DE LA FOLIE (1994) ou dans SCREAM (1996) de Wes Craven. Ces films n’ont pas rebattu les cartes du genre. Ils l’ont plutôt enterré. D’ailleurs, le genre mettra une bonne dizaine d’années à sortir de cette impasse méta et s’en sortira en revenant à un cinéma plus frontal et plus viscéral – je pense à HOSTEL (2005) de Eli Roth et THE DESCENT (2005) de Neil Marshall). Car même si Wes Craven s’en est défendu, la mise en lumière des règles et le jeu ironique avec les codes du genre travaille contre l’affect central du cinéma d’horreur qui est la peur. Le cinéma d’horreur de Carpenter fonctionne, me semble-t-il, sur une adhésion du spectateur mais une adhésion au premier degré, une croyance en ce qu’on voit. Sur une frontalité, une simplicité du récit, l’idée que l’image n’est pas un leurre mais peut vous blesser. C’est un cinéma viscéral et d’obédience classique. Les références ne posent pas problème en soi : Carpenter en a toujours joué jusqu’au MAGICIEN D’OZ (1939) de Victor Fleming inversé dans INVASION LOS ANGELES (1988) (Ndlr : Carpenter alterne lui aussi entre le noir & blanc – celui du Kansas de Dorothy – et la couleur – propre au Royaume d’Oz – pour passer du monde réel à celui des aliens), mais il me semble que le côté méta très affirmé de L’ANTRE DE LA FOLIE (1994) a tendance à neutraliser la puissance du film. Sans doute Carpenter a-t-il senti que l’humour au second degré, cette forme de distance un peu pulp et ironique avec son sujet, appartenait à l’air du temps – c’est tout de même l’avènement du cinéma coup de coude de Tarantino première manière – et qu’il fallait qu’il l’intègre à son tour. C’est un humour plus sophistiqué qui, selon ne moi, ne lui sied pas. Je le trouve plus à l’aise avec les punchlines de Roddy Piper ou de Snake Plissken.

« Je suis ici pour macher du chewing gum et botter des culs… et je suis à court de chewing gum », une phrase géniale !

…Qui est de Rody Pipper ! À l’époque où Carpenter le teste pour le rôle, Pipper lui montre un carnet de punchlines qu’il gardait pour ses combats de catch ou les conférences de presse, afin de théâtraliser son personnage comme le veut le milieu. Cette réplique enthousiasme le cinéaste qui lui demande l’autorisation de l’utiliser.

Je l’ignorais ! Mais votre anecdote me rappelle qu’il a procédé de même pour PRINCE OF DARKNESS (1987) avec l’empalement de l’étudiant par le leader des vagabonds qu’incarne Alice Cooper. À l’époque, « le Parain du Shock Rock » ouvrait ses concerts en embrochant un personnage sur un bout de cadre de vélo. Avec son autorisation, Carpenter lui emprunte l’idée. Petite histoire mise à part, PRINCE DES TÉNÈBRES (1987) reste une œuvre qui m’a toujours fascinée : malgré son budget ridicule, elle commence comme un film de campus – et on a envie d’appartenir à ce groupe d’étudiants explorateurs, on se sent bien parmi eux ! – avant de développer un ambitieux huis-clos métaphysique d’une noirceur absolue… Peut-être mon Carpenter préféré.

L’autre grand film sombre de sa filmographie, avec THE THING (1982). Une version enragée de LA MAISON DU DIABLE (1963) de Robert Wise. Un film qui, à l’exception de l’interprétation un peu dissonante de Dennis Dun digne d’une comédie horrifique, est sans doute le plus sérieux et pessimiste de Carpenter. Il vous faudrait d’ailleurs aller voir l’église de PRINCE DES TÉNÈBRES (1987), elle se trouve à Los-Angeles, dans Little Tokyo !