La Septième Obsession

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PENSER CONFINÉ 5/5 — PHÉNOMÈNES

Par Nicolas Tellop

Illustration de Marthe Pequignot.

Pur film de contagion, Phénomènes (M. Night Shyamalan, 2008) débute sur une séquence tétanisante. Tout est perçu du point de vue d’une jeune femme plongée dans la lecture d’un roman en compagnie de son amie, toutes deux installées sur un banc dans Central Park. La copine se plaint d’abord d’être perdue dans sa lecture ; dans la foulée, un cri retentit au loin qui attire l’attention du premier personnage ; elle remarque que des gens se blessent eux-mêmes, elle voit du sang (mais nous, nous ne voyons rien : ceux que nous observons semblent plongés dans leurs activités habituelles) ; et puis, sous l’œil paniqué de l’éphémère héroïne, tout le monde semble s’être figé dans le parc ; certains se mettent alors à marcher en arrière ; la copine répète de manière tout à fait désincarnée qu’elle ne sait plus où elle en est dans sa lecture ; enfin, sous l’œil de sa camarade devenue à son tour apathique, elle plonge dans sa gorge la baguette qu’elle portait dans ses cheveux.

Shyamalan pense le motif de la contagion sous l’angle de la narration. D’abord perçue par le biais du son, puis suggérée hors champ, et enfin éclatante à l’écran, la propagation du mal s’appuie sur une grammaire purement cinématographique.

L’entrée en matière de Shyamalan a cela de remarquable qu’elle pense le motif de la contagion sous l’angle de la narration. D’abord perçue par le biais du son, puis suggérée hors champ, et enfin éclatante à l’écran, la propagation du mal s’appuie sur une grammaire purement cinématographique, exploitant l’éventail de ses possibilités en matière d’angoisse et d’horreur. Ancrée dans le contexte d’une lecture et encadrée par les remarques de la voisine qui a perdu le fil de son roman, la séquence s’inscrit dans la perspective d’une narration dévoyée, déréglée, qui contamine le réel en le perturbant. Phénomènes manifeste alors cet axiome : toute contagion est d’abord un récit, avec ses péripéties en guise de symptômes, ses protagonistes (ses patients), les rapports qu’ils entretiennent et qui favorisent la contamination de l’un à l’autre (les deux amies lisent le même roman en même temps, soulignant ainsi la viralité d’une narration).

La séquence suivante, qui sert elle aussi d’introduction, nous transporte sur un chantier de construction au cœur de New York (le récit s’échafaude). Alors que des ouvriers plaisantent au pied d’un immeuble, un de leurs camarades fait une chute tragique depuis le haut du bâtiment et atterrit non loin d’eux. Quelques instants après, un autre l’imite. Puis un troisième, et un quatrième. Un des ouvriers lève les yeux pour assister à un spectacle effroyable : ses collègues se jettent les uns après les autres dans le vide, les corps se succédant à une cadence infernale. La contagion ne participe pas à n’importe quel récit : c’est une réaction en chaîne basée sur le motif de la chute.

Ici, le « virus » est doté d’une existence propre, active, volontaire. Phénomènes, c’est un film de zombie sans zombie – un film de zombie en creux. Les personnages fuient une menace qui risque de les contaminer sans qu’ils puissent la voir.

Ce qui sème la terreur dans Phénomènes n’est pas un virus. Cette hypothèse n’est même pas envisagée, privilégiant plutôt, dans un premier temps, la piste terroriste à base de toxine chimique. En fait, c’est encore autre chose (quoique, il s’agit bien d’une forme de terrorisme). Il n’empêche que le film entretient tout au long de son récit, et particulièrement dans sa deuxième moitié, une peur de l’invisible (ou de l’infiniment petit) qui participe aux récits épidémiques traditionnels. Sauf qu’ici, le « virus » est doté d’une existence propre, active, volontaire. Phénomènes, c’est un film de zombie sans zombie – un film de zombie en creux. Les personnages fuient une menace qui risque de les contaminer sans qu’ils puissent la voir ; et cette menace les traque, les poursuit, les accule. Loin de la volatilité désincarnée et hasardeuse des germes, elle est mue par une volonté qui lui est propre, un instinct, une pulsion. Malgré cette différence essentielle, le récit de Phénomènes ramène inévitablement à notre actualité.

À l’image de la lecture dont la jeune femme avait perdu le fil au début du film, les enjeux de Phénomènes sont ancrés dans la peur de s’égarer, de ne plus être soi. La craquante Alma Moore (Zooey Deschanel, plus belle que jamais) incarne particulièrement cette problématique : elle est terrorisée par l’engagement, littéralement malade de son mariage, torturée à l’idée de devoir aimer le même homme toute sa vie. Elle craint de se perdre dans une relation qui ne lui ressemble pas complètement – et pourtant, elle aime son mari Elliot. Cette crise individuelle est relayée par les symptômes qui touchent toutes les victimes du film : parler pour ne rien dire, marcher à l’envers, se suicider, aller à l’encontre de ce qui faisait l’être que l’on était. La peur de la contagion, c’est donc l’angoisse de perdre ses caractéristiques essentielles, de voir son identité violée, de devenir quelqu’un d’autre que ce que l’on pensait être – de ne plus s’y retrouver dans le récit de sa propre vie.

La peur de la contagion, c’est donc l’angoisse de perdre ses caractéristiques essentielles, de voir son identité violée, de devenir quelqu’un d’autre que ce que l’on pensait être – de ne plus s’y retrouver dans le récit de sa propre vie.

Au milieu du film, les personnages comprennent que la substance toxique ne s’attaque aux êtres humains que quand leur nombre est trop important. Ils décident de former des petits groupes, toujours plus réduits. Là encore, la contagion joue un rôle de premier plan, qui rejoint le mal-être d’Alma : c’est le contact (mot qui entretient la même étymologie que « contagion ») avec les autres qui est un péril pour soi. Mais à la fin, la situation est telle que même un individu isolé peut être touché par le mal. Alma et Elliot, qui s’étaient éloignés dans l’espoir d’échapper à la fatalité, décident alors de se rejoindre pour mourir ensemble. L’amour triomphe de tout : à ce moment précis, le « virus » cesse d’être actif. Ayant surmonté cette épreuve, les deux formeront un couple plus uni que jamais, nourri du drame pour mieux comprendre les désirs de l’autre, la nécessité de s’écouter, de vivre en harmonie avec le monde pour avancer de nouveau avec lui.

On aimerait tant que le confinement et les terribles épreuves qui lui ont été associées débouchent sur un nouveau monde et que l’on se retrouve, à l’issue de tout cela, comme Alma et Elliot. On aimerait que le Covid-19 serve au moins de leçon aux dérives auxquelles notre modernité s’est trop habituée. La mondialisation et le libéralisme ne sont bien sûr pas directement responsables de la pandémie, mais on a pu constater combien celle-ci en avait révélé les failles, les absurdités et les injustices. La France ne s’est pas montrée capable de faire face à la crise sanitaire (pas de masques, pas de tests, pas assez de lits à l’hôpital) ; elle a été témoin de la détresse d’un système de santé ravagé par les politiques successives de ces dernières décennies ; elle apprend désormais combien l’enseignement, avec son manque de personnels, ses classes surchargées, ses locaux insalubres, n’est pas capable d’entrer dans le monde d’après. Il serait irresponsable pour le gouvernement de perpétuer ses réformes au management brutal et inhumain, qui saccagent les retraites, brisent l’éducation, détruisent les pratiques professionnelles.

Ne revenons pas au monde d’avant, où la normalité était le problème. Inventons, comme Alma et Elliot, celui d’après : racontons-nous de nouveau des histoires qui ont un sens.

Mais il ne faut, hélas, pas se faire beaucoup d’illusions. La mauvaise foi du pouvoir, incapable de faire face à ses responsabilités et ses erreurs pourtant manifestes, n’aura pour seule ambition que de poursuivre son œuvre. Jusqu’à la prochaine crise. Dans Phénomènes, elle est mise en scène dès la fin du film, bouclant la boucle avec son introduction. Shyamalan nous y apprend que le monde d’après ne dépend que d’aujourd’hui et qu’il se construit ensemble.

Toute contagion est récit ; tout récit est contagion. Nos autorités ne se livrent à aucune autre pratique que celle qui fut appelée un temps le « storytelling » : ils nous racontent des histoires, ils fictionnent la réalité, la maquillent, la camouflent. Ils prêchent la justice sociale pour obtenir l’iniquité humaine. Ils contaminent nos vies d’une parole qui ne se réduit plus qu’à des « éléments de langage », des petites phrases débitées automatiquement. Ils marchent en arrière en prétextant poursuivre un idéal de progrès. Ce sont les intoxiqués de Phénomènes. Leur récit est celui d’une chute qui n’en finit pas, d’une mutilation qui ne veut pas dire son nom. Telle était la normalité avant le Covid-19 : un récit d’horreur épidémique.

Ne revenons pas au monde d’avant, où la normalité était le problème. Inventons, comme Alma et Elliot, celui d’après : racontons-nous de nouveau des histoires qui ont un sens.