Clara & Mathilde
Par Lucas Loubaresse
À Grenoble et dans le Grésivaudan, au tout début des années 1980, deux femmes, Mathilde et Clara, se débattent, prennent la tangente. La première dans une histoire d’amour tragique, la seconde dans une chronique douce-amère.
Grâce de la garce
Dans Clara et les Chics Types (Jacques Monnet, 1981 – scénario de Jean-Loup Dabadie), Isabelle Adjani rejoue l’Isabelle de La gifle (Claude Pinoteau, 1974) qui irait sur ses 30 ans (1). Clara donc, belle et rebelle, insaisissable.
Si elle va à l’église ce n’est pas pour se marier mais pour quitter, changer de programme. Et, avec Jean-Loup Dabadie, laisser là, le couple marié, le quarantenaire, le quinquagénaire, la figure entrepreneuriale, la moustache, cent fois brossée. Allez à rebrousse poils, se laisser porter par la musique, allez voir du côté du Splendid et Cie, de la jeunesse en passe de passer, entre familles redistribuées, amours pas si libres et vocations contrariées.
Entre quatre yeux bleus, Clara est très claire : elle ne veut pas qu’on pose « son nom sur elle comme sur une valise » et elle ne veut pas « jaunir sur la photo ». Et d’ailleurs elle pourrait partir là maintenant, « avant de faire connaissance », avec Bertrand (Thierry Lhermitte) alors même qu’elle s’est rabibochée avec son « mari ». Avec Clara on est toujours surpris, on la croit partie, elle est revenue, mais pour mieux repartir. Audacieuse, elle fond sur Bertrand, se livre, ouverte, puis sur une hésitation, se referme, contient son chagrin et emboite le pas de son mari : marche à suivre, affaires courantes.
Pour l’heure elle préfère donc la voiture au train.
Et que trouve-t-on dans cette voiture, qu’on n’a pas pu placer dans une autre scène ? De magnifiques clichés de Clara, exposées sur la plage arrière, jaunissement accéléré garanti !
Alors il faut bouger. Le mari « sorte de type à quartz », mais rasoir : « … je rends hommage à l’esprit de synthèse de ma femme qui a su voir au terme de cette première journée que les composantes de nos caractères produisaient une résultante finalement conflictuelle ».
Dans la chambre d’une bonne amie. Où Bertrand envoie Mickey (Daniel Auteuil), son très bon ami à lui, en reconnaissance. Bedtime : Clara veut qu’on lui raconte une histoire, pour se changer les idées ; elle aime changer d’idée Clara. Elle fait même l’amour à Mickey pour se consoler.
Si Clara, fait parfois l’enfant - à bon escient, c’est qu’elle les connaît bien. Elle est, peu ou prou, éducatrice spécialisée. Remettre père et fils sur les rails, ça fait sens. Ce sens qui manque à Louise (Josiane Balasko) qui, dans cette brasserie, Chez Sautet, craque : un moustachu rasoir (ils s’accrochent) prétendument photographe suit finalement sa femme et phagocyte leur Paris-Dakar féminin. Le couple va même jusqu’à rejouer la vieille pièce que les parents de Louise répètent depuis 20 ans et sur laquelle, précisément, elle voulait baisser le rideau.
C’est donc bien Louise, et pas Bertrand ou même Mickey, que rejoint Clara sur le quai de la gare. Les deux femmes ont un même besoin d’ailleurs, d’autre chose. Elles prendront le même train, le même camion de compétition. Dans la porte du compartiment, Clara, déjà Tout feu tout flamme (Jean-Paul Rappeneau, 1982), illumine son manifeste : « … je change de vie parce que la vie me change. Je ne veux pas qu'on m'attrape, jamais, je veux être libre, et c'est difficile, difficile, DIFFICILE. Et en plus, je veux être libre de me contredire, et pas de parents, pas de mari, pas de juges ».
À l’aube, fête foraine en sommeil, jeunesse endolorie sommée de grandir dans les miroirs déformants, Clara demande à Bertrand ce qu’il fait. Mais c’est Jean-Loup Dabadie qui lui répond : « Je regarde ».
« Votre Clara m’a enchanté et les chics types également »
François Truffaut dans une lettre adressée à Jean-Loup Dabadie, un mois avant le début du tournage de la Femme d’à côté.
Femme-enfant fatale
Mathilde (Fanny Ardant), on le sait, est fatale. On sait aussi que c’est une extra-terrestre qui, comme le dit Bernard (Gérard Depardieu), « détone dans le paysage ». Si les chansons bêtes qui ne sont pas bêtes disent bien la vérité, « pour moi, c’est sûr, elle est d’ailleurs ». Et pour cause, Mathilde – comme Bernard, est du pays de l’enfance. François Truffaut, réalisateur des 400 coups et de L’enfant sauvage, multiplie les signes.
Avant d’être une femme qu’on voit, « Mathilde » est un prénom qu’on entend. Qu’on entend juste après un autre : « Thomas » et « Thomas », le petit garçon de Bernard et son copain qui « s’appellent pareil ». Prédominance du prénom et dédoublement. Quand Bernard, dans le parking souterrain du supermarché, prononcera à nouveau le prénom « Mathilde », croyant mettre un terme aux hostilités, main tendre sur sa joue, elle perdra connaissance, saisie par la joie et la souffrance d’une passion recouvrée. Que venaient-ils de se dire, tentative dérisoire d’endiguer la tempête des sentiments ?
« Nous sommes de grandes personnes n’est-ce pas ? Tu as un beau petit garçon Bernard, il te ressemble ».
Et comment Mathilde avait abordé Bernard dans ce supermarché ?
« Touché ! C’est toi le chat ».
Ces chats dont on ne sait plus, François Truffaut a pris soin de nous le dire, s’ils se battent ou s’ils font l’amour…
Profitons de l’absence des adultes pour, comme Mathilde, suivre ce petit Thomas jusqu’à l’étage, jusqu’aux chambres à coucher. Celle des nuits et de la vie qui ne nous appartiennent pas. Puis celle de l’enfant. Avec lequel on a tout en commun : les camions de pompier et les ambulances à venir, les petits bateaux sur lesquels on joue aux grands (le métier de Bernard), les dessins qui en disent long, le « tout ou rien ».
Une chose en revanche : cet enfant ne connaît rien au chagrin.
Pour la deuxième fois, Mathilde change de robe, avec une copine, comme une gamine, qui rit à nouveau. Mais Bernard ne rit plus lui. Il est dévasté car c’est un pot de départ, on fête un voyage de noce différé : Mathilde est complètement mariée et s’en va ! Garden party d’adultes bavards quand lui en est resté, foudroyé, au goûter pour enfants et aux tartines de Mathilde. Bernard est hors de lui, passion dévorante au grand jour, baie vitrée sur désastre, convives bouches bée. Mathilde tombe une première fois.
La deuxième fois se sera au tennis club tenu par Madame Jouve, elle-même rescapée d’une passion amoureuse et narratrice investie du film. Qu’y fait Mathilde ? Elle dédicace son premier livre pour enfant, qu’elle a écrit et illustré. Le petit réseau grenoblois s’agite. Que lui dit-on ? Que « c’est presque trop beau pour des enfants ». A son tour d’être submergée, de ne plus tenir les protocoles adultes, de ne plus souffrir les ragots qui ne peuvent que la ramener à son histoire, à sa détresse. Mathilde se couche dans les buissons comme un animal blessé. Position du petit garçon qu’elle a dessiné, sur le seuil de la maison, au seuil de la vie. L’enfant qu’ils n’ont pas eu, le seuil qu’ils ne franchiront pas, tout en passant à l’acte. Mare de sang au passé et au futur.
On cherche Mathilde.
À terre, elle sanglote comme une enfant surprise, vexée. Inconsolable. « Qu’est-ce qu’il y a mon petit ? » Il y a la « mort exaltante » de François, le « ni avec toi, ni sans toi » de Mme Jouve, le « film d’amour qui fait peur » de Gérard. Les maisons y sont comme hantées, les amants y sont comme des enfants, maléfiques. On peut frissonner : Mathilde prend la vie de Bernard puis la sienne.
(1) Dans Clara et les Chics Types il y a du reste une gifle mémorable : celle que donne Frédéric (Christophe Bourseiller) à un agent de police, non sans l’avoir longuement justifiée.