Les solitaires
Le mois de janvier nous a plongés une nouvelle fois dans le deuil, avec la disparition d’artistes que nous avons tant aimés. Du chef opérateur américain Vilmos Zsigmond à la pop star mondialement connue David Bowie, en passant par le farceur italien Ettore Scola, ou encore l’acteur anglais Alan Rickman, sans oublier Franco Citti, le comédien fétiche de Pasolini, c’est un peu comme si nous perdions nos repères cinématographiques. La diction incroyable de Rickman (venant d’une malformation au niveau de la mâchoire) nous a toujours fascinés, autant dans PIÈGE DE CRISTAL de McTiernan que dans ROBIN DES BOIS de Kevin Reynolds, où il joue le shérif véreux de Nottingham. Les excès transgenres de Bowie, sur scène ou au cinéma (difficile de ne pas songer à sa petite frimousse enterrée dans FURYO de Nagisa Oshima), sont également inoubliables. Autant de chimères qui font écho en nous et créent le trouble. Ces êtres hors du commun bouleversent les codes et peuvent parfois entraîner des révolutions plastiques (Zsigmond) ou populaires (Bowie). Ces catalyseurs d’émotions, solitaires car uniques, orientent l’essence même de nos existences, tant ils dérèglent les schémas préconçus.
La question de la solitude parcourt en creux ce numéro. Deux films de vengeance, visibles en salles dans les mois à venir, définissent le fait d’être seul face à son destin. Le combat sans limite de Hugh Glass (Leonardo DiCaprio) dans THE REVENANT, le dernier film d’Alejandro Iñárritu, à nouveau en course pour l’Oscar du meilleur réalisateur, trace avant tout une idée de la solitude, Glass étant seul à déterminer l’organisation de sa vengeance. Pour la justicière Nie Yin-niang (Shu Qi), dans le film de Hou Hsiao-hsien, le splendide THE ASSASSIN, le combat mené est avant tout une lutte intérieure, celle de suivre, ou non, la mission qui lui a été demandée. Cette vengeance, dont elle est l’exécutrice, n’est pas la sienne. Ces personnages se retrouvent donc face à leur conscience, à l’instar du soldat russe du PONT DES ESPIONS de Steven Spielberg (voir notre précédent numéro), qui se regarde au début du film dans un miroir, tout en se demandant quel camp choisir. Etre seul implique d’être maître de ses actions.
Parce qu’il pose justement des questions universelles sur la condition humaine et qu’il dessine un libre arbitre, le revenge movie nous intéresse particulièrement. Puisque l’actualité du cinéma intime de s’y plonger, nous sommes retournés dans les arcanes du genre, pour y déloger des œuvres dont le manichéisme de la vengeance se dévoile en fin de compte bien plus anguleux qu’il n’y paraît (de LA SOURCE de Bergman aux DAMES DU BOIS DE BOULOGNE de Bresson). Qu’elle soit liée à la vengeance ou à une différence vis-à-vis d’autrui, la solitude est un sentiment étrange et indicible. Les solitaires qui peuplent ce numéro (de Bowie aux héros de THE REVENANT et THE ASSASSIN) suivent une route singulière et intime, seuls contre tous.
Thomas AÏDAN