Le paradigme du cinéma
La fronde ouverte par la sélection de deux films Netflix en compétition à Cannes en 2017 avait certes bousculé les habitudes, mais les conversations n’avaient abouti sur rien, sauf à un communiqué (contraint) du festival, interdisant dorénavant les films exempts de sortie en salles. Tout le monde semblait ravi (et rassuré !), le train-train pouvait reprendre de plus belle : toujours plus de films dans un réseau fatigué qui peine à gérer la disparité de tout un public cinéphile réfugié en partie sur le Net, et une filière financièrement appauvrie. Voilà que l’épisode a repris de plus belle en 2018 (c’était à prévoir). Non éligibles à Cannes, ROMA (Alfonso Cuarón) et THE OTHER SIDE OF THE WIND (Orson Welles), deux films très attendus, se sont exilés à Venise (que fera Berlin : Netflix ou pas ?), le film de Cuarón repartant même avec le Lion d’or. Symboliquement, Netflix est sacré comme une entité productrice de « films de cinéma ». L’enquête réalisée dans ce numéro paraîtra probablement brutale, notamment pour les exploitants (même si les programmateurs indépendants sauront lire entre les lignes), elle a toutefois pour ambition de déclencher des discussions profondes, réelles, pour demain. Et de résoudre le problème qu’inspire Netflix : qu’est-ce qu’une œuvre de cinéma ? André Bazin a beaucoup écrit sur le sujet, mais à une époque où le septième art subissait la comparaison avec la littérature et le théâtre. Désormais, le cinéma est pris dans le tissu technologique, il se retrouve à côté de la série, de la VR, des jeux vidéo, et encore une fois, il s’agit de lui redonner sa singularité et de l’affirmer en tant qu’entité indépendante – en salles ou ailleurs. Le geste même de mettre ROMA en couverture, un film de hors-champ, en noir et blanc, tourné en pellicule, est une manière de dire : le cinéma, c’est peut-être cela. Il est évident, et l’on comprend l’inquiétude des salles, que le film, diffusé exclusivement sur Netflix – même s’il fut montré ironiquement à la presse uniquement en salles (!) –, va perdre de sa superbe (imagineriez-vous GRAVITY, réalisé par le même Cuarón en 2013, dans votre salon ?). En réalité, si le film ne sera pas projeté en salles, la chronologie des médias en est la raison principale. Les services publics doivent se saisir de la question (dommage que le CNC ait été « trop occupé » pour nous accorder un entretien). Il faut réagir vite et intelligemment face à cette situation qui, à terme, pourrait enterrer le réseau, et signerait in fine l’hégémonie sans partage des géants du numérique, si l’on continue de s’épuiser à se battre « contre » plutôt que « pour ». Si l’on aime la salle, il est grand temps de faire évoluer notre paradigme, pour lui conférer un avenir. P.S. : ce dix-neuvième numéro signe les trois années d’existence de la revue, nous vous remercions pour votre immense fidélité.
Thomas AÏDAN