Le karma des films
L'entrée inédite en compétition de deux films Netflix,THE MEYEROWITZ STORIES de Noah Baumbach et OKJA de Bong Joon-ho, puis d’un film produit par Amazon, WONDERSTRUCK de Todd Haynes, autant de « nouveaux opérateurs » comme les nomme Thierry Frémaux, qui financent désormais la hype du cinéma contemporain, a suffi pour que Cannes conserve son titre d’agitateur de karma. La puissance du « modèle cinéma » s’en trouve une fois encore remuée. La Fédération nationale des cinémas français s’est d’ailleurs insurgée contre le festival pour avoir sélectionné ces deux films Netflix. Car si WONDERSTRUCK a une sortie en salles prévue, les films de Bong Joon-ho et de Noah Baumbach seront certainement diffusés uniquement en VOD. Cannes aurait-il dû refuser ces deux films de cinéastes aimés et respectés, qui trouvent en Netflix un refuge, une rampe d’accélération pour leurs projets ? Car, si les studios abandonnent les grands cinéastes au profit de fictions inénarrables, Netflix et Amazon n’hésitent pas à prendre des risques. Depuis quelques mois, les productions du premier sont excellentes, de STRANGER THINGS, dont on attend la nouvelle saison, au documentaire passionnant 13TH, signé Ava DuVernay, sur la condition des Noirs aux États-Unis d’hier à aujourd’hui, sans oublier THE OA, passionnante série de Brit Marling. Quand le service de SVOD est apparu, on l’a beaucoup dénigré, pour sa piète programmation (surtout en France), mais, depuis quelques mois, tout change à une vitesse folle, on ne compte plus les créations exceptionnelles de la plate-forme. Nous vivons un moment étonnant, à l’aune de cette soixante-dixième édition, où les majors marquent le pas face aux nouveaux géants de la production mondiale en recherche active d’ennoblissement. Est-ce à dire que les salles devraient mourir au profit des exigences de Netflix ? Comme le souligne justement Jean-Michel Frodon dans ce numéro, « il ne faut certainement pas essayer d’exclure Netflix et Amazon, ce qui serait de toute manière voué à l’échec, mais il faut aussi construire les réponses, économiques et réglementaires, afin de les empêcher de désintégrer la planète cinéma, ou en tout cas de lui infliger des dommages graves ». Laisser Netflix opérer les bouleversements du secteur n’est pas une réalité désirable, puisqu’il ne faudrait pas oblitérer la toute-puissance de l’expérience en salle, même si, ironiquement, son patron s’en moque. Avec toute l’insolence qui le caractérise, il ironisait dernièrement sur le fait que seul le popcorn y avait « un goût meilleur » ces derniers temps. Il faut défendre la salle, tout en défendant ces nouvelles majors qui abondent de grands films. Les prochains mois seront décisifs. Malgré tout, les films peuvent bien changer de tutelle, renaître dans de nouveaux environnements, l’essentiel sera toujours le partage du sensible dans l’œil d’un spectateur.
Thomas AÏDAN