La Septième Obsession

View Original

L’hormone du plaisir

Un Couteau dans le cœur de Yann Gonzalez

Le fétichisme est une construction de l’esprit. On tombe amoureux d’une jambe, d’un bras, d’une paire de gants ou bien d’un genou. Un transvasement de la pensée métamorphose l’obsession en fétiche, soit un totem qui rythme une vie et nous balade entre les rêves. L’actualité récente nous a montré combien il y avait plusieurs fétichismes à l’œuvre : l’un opérant une cristallisation de la pensée scientiste, infantilisante et dépourvue d’humanisme (READY PLAYER ONE), un autre osant l’aventure du romantisme noir (UN COUTEAU DANS LE CŒUR, UNDER THE SILVER LAKE). Le public geek de Spielberg fétichisera toujours plus les technologies, les robots, les mondes virtuels, et les plus sensibles aux films de Gonzalez et de Mitchell privilégieront l’amour, même déboussolé, les sentiments, la fantaisie. Mais y a-t-il encore de la place pour des propositions volontairement libres et romantiques dans notre société capitaliste et individualiste ? Lorsqu’on voit la manière dont le polymorphe UNDER THE SILVER LAKE a été accueilli à Cannes, on se permet d’en douter. Le film de David Robert Mitchell est pourtant ce que l’on a probablement vu de mieux avec PHANTOM THREAD (dont le fétichisme ardent du couturier Reynolds Woodcock est toujours au service d’une exigence finement taillée) cette année, un film qui invente sa propre temporalité et fonce à toute allure, sans jamais craindre le vertige, avec le plaisir rare de se laisser aller à la connotation en tout genre. Ce joyau brut, au récit méandreux, évoque les ambivalences du contemporain par le prisme d’un personnage (interprété par Andrew Garfield) affable et rarement tranquille. Le film est aussi bien obsessionnel – on peut penser au BLOW OUT de De Palma – que fétichiste – tous ces magazines, vinyles et films que le personnage garde près de lui, autant d’objets tutélaires nourrissant son imaginaire. Les plus grands cinéastes sont souvent fétichistes : De Palma, Polanski, Cronenberg, Hitchcock, Fellini, Rohmer. Le fétichisme a probablement à voir avec le voyeurisme. Il y a l’art de regarder à travers le store chez De Palma ou Mitchell, ou bien s’évertuer à fixer ce qu’il se passe de l’autre côté de la cour (FENÊTRE SUR COUR). Le fétichisme est un report d’affectivité sur un élément extérieur, c’est le prolongement d’une émotion – le traîneau de CITIZEN KANE proroge un sentiment vécu pendant l’enfance. Serge Daney ne se disait satisfait de la projection d’un film (ou d’un match de tennis) que si « l’hormone du plaisir » s’était mise en branle. Aujourd’hui, on confond naïvement la consommation (qui s’oublie aussi sec après dévoration abrupte) et la quiétude. Mais il n’y a pas que le plaisir, son organisation est tout aussi galvanisante. Dans le rituel fétichiste, on organise, on met en place, on se prépare à se souvenir.

Thomas AÏDAN